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28sep10
La Cour européene de droits de l'homme condamne l'état espagnol pour ne pas entreprendre une « enquête effective » suivant la dénonciation de mauvais traitements
Índice:
PROCÉDURE
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
II. LE DROIT ET PRATIQUES INTERNES PERTINENTSEN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
A. Sur la recevabilité
B. Sur le fond
1. Sur le grief tiré du caractère insuffisant des investigation menées par les autorités nationales à la suite des dépôts de plaintes pour mauvais traitementsa) Thèses des parties
i. Le Gouvernement
b) Appréciation de la Cour
ii. Le requérant
2. Sur les allégations de mauvais traitements lors de l'arrestations et en détentiona) Thèses des parties
i. Le Gouvernement
b) Appréciation de la Cour
ii. Le requérant
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMMETROISIÈME SECTION
AFFAIRE SAN ARGIMIRO ISASA c. ESPAGNE
(Requête no 2507/07)ARRÊT
STRASBOURG
28 septembre 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire San Argimiro Isasa c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Bostjan M. Zupancic,
Alvina Gyulumyan,
Ineta Ziemele,
Luis Lôpez Guerra, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 septembre 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 2507/07) dirigée contre le Royaume d'Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. Mikel San Argimiro Isasa (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 janvier 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Mes D. Rouget et I. Gonzalez Bengoa, avocats à St-Jean-de-Luz et à Guipûzcoa, respectivement. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. I. Blasco, chef du service juridique des droits de l'homme au ministère de la Justice.
3. Le requérant allègue en particulier avoir subi des mauvais traitements pendant son arrestation et sa détention à Madrid. Il se plaint, également, de l'absence d'enquête à la suite de ses dépositions concernant les faits dénoncés et du non-lieu prononcé.
4. Le 15 janvier 2009, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE 5. Le requérant est né en 1962. Il est actuellement incarcéré dans un centre pénitentiaire à Badajoz.
6. Le 14 mai 2002 à 12h30, le requérant fut arrêté à Madrid comme étant responsable, entre autres, des présumés délits d'appartenance à un groupe armé, de terrorisme, de dépôt d'armes et de munitions ainsi que de tentatives d'assassinat. Il fut placé en détention non communiquée pendant cinq jours à la Direction générale de la garde civile à Madrid. Pendant sa détention, le requérant fut examiné par un médecin légiste à cinq reprises, les 14, 15, 16, 17 et 18 mai 2002, et fut interrogé par des agents de la garde civile en présence d'un avocat commis d'office.
7. Le premier jour, le médecin légiste examina le requérant à 15h50 et décela une zone de contusion récente sur le côté gauche du visage avec deux érosions au niveau frontal et de l'œil, une contusion dans la zone pariétale, des hématomes violacés et noirâtres en phase de consolidation sur la face interne du bras gauche, un petit hématome noirâtre sur la face postérieure du coude gauche et deux érosions à l'avant-bras, une zone de contusion sur la face postérieure du coude droit, une petite contusion sur la face interne de la cuisse gauche et des traces de menottes sur les poignets. Le médecin légiste signala que toutes ces lésions étaient récentes et en phase de consolidation et considéra qu'elles étaient compatibles avec le déroulement de l'arrestation et les manœuvres d'immobilisation. Par ailleurs, il nota que le requérant n'avait pas voulu répondre initialement à la question sur le traitement qu'il recevait, mais qu'après il avait demandé d'écrire que celui-ci était « normal ».
8. Dans le rapport du 15 mai, le médecin légiste constata de nouvelles lésions mineures comme des hématomes superficiels sur le visage ou sur l'épaule, sans fournir d'explication quant à leur origine possible. Les jours d'examen suivants, le requérant ne répondit pas à la question sur le traitement reçu, le médecin légiste se borna à constater l'évolution favorable des lésions.
9. Le 19 mai 2002 le requérant fut conduit devant le juge central d'instruction no 1 auprès de l'Audiencia Nacional, où il déclara avoir fait l'objet de mauvais traitements au cours de la période de détention. Visité par le médecin légiste ce jour-là, le requérant refusa de répondre à la question sur le traitement qu'il avait reçu pendant la période de détention, le médecin légiste se limita à signaler que lors de ladite période, il n'avait détecté aucune trace de violence possédant une origine chronologique différente de celle des lésions décelées dans le premier rapport.
10. Le requérant fut placé en détention provisoire au centre pénitentiaire de Badajoz le 27 mai 2002, jour où il fut examiné par le médecin du centre qui décela que le requérant avait une côte cassée sur le flanc gauche.
11. Le 11 juin 2002 le requérant porta plainte devant le juge d'instruction de garde de Saint-Sébastien, se plaignant d'avoir été victime de mauvais traitements pendant son arrestation et sa détention à Madrid, tels que des coups sur la tête, des sessions d'asphyxie plaçant un sachet plastique autour de sa tête, des humiliations et vexations sexuelles et des menaces de mort et de viol.
12. Le juge d'instruction de garde de Saint-Sébastien se dessaisit en faveur du juge d'instruction no 43 de Madrid. Ce dernier ordonna l'ouverture d'une enquête. Par une décision du 21 juillet 2002, il rendit un non-lieu provisoire et classa l'affaire. Il considéra que les lésions mentionnées dans les rapports du médecin légiste avaient été causées lors de l'arrestation et qu'elles étaient justifiées par les circonstances violentes et dangereuses dans lesquelles l'arrestation s'était déroulée, à savoir, le requérant et une autre personne arrêtée étaient armés et portaient une bombe qui était prête à être utilisée dans leur véhicule. Quant à l'examen de la vidéo sur l'arrestation proposé, par le requérant, le juge d'instruction estima que cette preuve n'était pas nécessaire, car la violence de l'arrestation avait été reconnue par le colonel chef du commandement de la garde civile de Madrid dans un rapport du 19 mai 2003 et par le requérant.
13. Par ailleurs, le 23 juin 2003, le juge d'instruction no 43 de Madrid entendit en tant que témoin le médecin légiste qui avait effectué les examens médicaux au requérant pendant la période de détention non communiquée. Le juge le questionna en particulier sur les lésions apparues dans le rapport du 15 mai. Le médecin expliqua ne pas pouvoir affirmer avec certitude s'il s'agissait de nouvelles blessures ou si elles constituaient des manifestations des lésions déjà relevées lors de la première visite. A ce sujet, il signala que les signes visibles d'un hématome peuvent parfois apparaître après les premières douze heures.
14. Le requérant fit appel. Par une décision du 28 novembre 2003, l'Audiencia Provincial de Madrid accueillit le recours et ordonna de compléter l'instruction. L'Audiencia Provincial observa que la décision rendue par le juge d'instruction était motivée et dénuée d'arbitraire. Toutefois, elle estima qu'une enquête plus approfondie était nécessaire en l'espèce. En effet, le requérant avait dénoncé dans sa plainte des tortures physiques et psychiques qui habituellement ne laissaient ni séquelles ni traces physiques. Par conséquent, elle considéra que l'instruction ne pouvait se réduire à l'examen des rapports du médecin légiste, estimant pertinent d'entendre la déclaration en personne du requérant et d'identifier les agents qui le gardèrent à vue lors de la détention et de recevoir leur déclaration.
15. Le juge d'instruction no 43 de Madrid examina des preuves additionnelles, à savoir il entendit le requérant et sollicita un éclaircissement du rapport médical initial en ce qui concernait en particulier la côte cassée. Le juge sollicita plus précisément des informations sur les points suivants : copie du rapport médical relatif au jour de l'entrée du requérant en prison ; dossier médical entre la date d'entrée en prison et le 27 mai 2002 ; localisation des côtes cassées ; possible date du traumatisme ayant provoqué la fracture ; durée de la période de guérison ; présence éventuelle de complications ; traitements prescrits et date de la dernière révision.
16. Le 22 avril 2004, le sous-directeur médical du centre pénitentiaire où était incarcéré le requérant rendit un rapport explicatif en réponse. Il signala en particulier que le dossier du requérant ne contenait pas le compte-rendu obligatoire de l'examen médical effectué sur le requérant lors de sa première entrée en prison ni celui relatif à son retour au centre après une sortie. Par ailleurs, le sous-directeur constata une annotation du 3 juin 2002 sur la partie du dossier disponible qui faisait état d'une fracture sur le flanc gauche, laquelle avait pu être détectée moyennant une radiographie. Cependant, il n'estima pas possible, d'après les informations disponibles, de déterminer la date où la fracture s'était produite. Finalement, le rapport souligna que le dossier ne relevait l'existence d'aucune complication, les derniers comptes-rendus constatant une amélioration de la douleur sur le côté.
17. Le juge ordonna par ailleurs un nouveau rapport d'expertise qui fut rendu le 30 juillet 2004. Ce dernier rapport signala qu'il était plausible de considérer que la lésion sur le côté s'était produite au moment de l'arrestation, le requérant ayant pu se blesser lors d'un contact violent avec le rebord d'un trottoir ou d'un escalier. A ce sujet, le médecin légiste nota que les blessures n'avaient nécessité aucun traitement médical et rappela qu'elles avaient été correctement soignées moyennant des analgésiques. Aucune séquelle de ces lésions n'avait pu être décelée chez le requérant.
18. Par une décision du 18 octobre 2004, le juge d'instruction no 43 rendit un non-lieu provisoire et classa l'affaire. Il observa que dans le premier rapport du 14 mai 2002, le médecin légiste décrivait les lésions décelées comme étant « compatibles avec le déroulement de l'arrestation et les manœuvres d'immobilisation », précisant que le requérant avait déclaré que le traitement reçu avait été « normal ». Dans les rapports successifs, le médecin légiste se limitait à constater l'évolution favorable des lésions décelées dans le premier rapport, le requérant n'ayant pas déclaré avoir fait l'objet de mauvais traitements. Dans le dernier rapport du 19 mai 2002, jour où le requérant fut conduit devant le juge, le médecin légiste signala que lors de la période de détention, il n'avait détecté aucune trace de violence plus récente et différente de celles décelées dans le premier rapport. Par ailleurs, le juge d'instruction nota que le requérant fut toujours assisté par un avocat commis d'office lors des trois déclarations effectuées pendant sa détention non communiquée à la Direction générale de la garde civile, et que l'avocat ne fit référence à aucun signe de mauvais traitement.
19. Le requérant fit appel. Par une décision du 9 février 2005, l'Audiencia Provincial de Madrid débouta le requérant et confirma le non-lieu. Elle considéra que les lésions décelées dans le rapport du 14 mai 2002 et même la possible fracture d'une côte, étaient compatibles avec le déroulement de l'arrestation violente du requérant, ce dernier ayant été jeté au sol afin d'être désarmé, moment où il reçut quelques coups. Par ailleurs, l'Audiencia Provincial observa que le temps qui s'était écoulé entre l'arrestation et le premier examen médical du requérant était très court, ce qui corroborait que les lésions s'étaient produites lors de l'arrestation et non au cours d'un interrogatoire pendant la détention comme l'affirmait le requérant. Ce dernier alléguait, en outre, que les prétendus mauvais traitements psychiques et physiques subis lors des interrogatoires ne laissaient pas de traces habituellement. A cet égard, l'Audiencia Provincial nota que le juge d'instruction avait estimé que les allégations du requérant n'étaient pas corroborées par d'autres indices, fondant sa décision notamment sur le fait que le requérant n'avait pas déclaré au médecin légiste avoir subi des mauvais traitements. Quant à l'examen des autres preuves proposées par le requérant, elle considéra qu'il n'était pas possible d'identifier les agents de la garde civile qui participèrent à son arrestation, car le requérant avait reconnu qu'il n'avait pu voir leurs visages et le seul élément apporté pour les identifier étaient les mots qu'ils avaient prétendument prononcés. Finalement, l'Audiencia Provincial estima que les vidéos sur l'arrestation, à supposer même qu'elles existent, seraient insuffisantes pour démontrer que la totalité des lésions dénoncées n'avait pas été infligée au requérant lors de son arrestation.
20. Invoquant les articles 15 (droit à l'intégrité physique et morale) et 24 (droit à un procès équitable) de la Constitution, le requérant saisit le Tribunal constitutionnel d'un recours d'amparo. Par une décision du 3 juillet 2006, notifiée le 17 juillet 2006, la haute juridiction déclara le recours irrecevable, au motif qu'il était dépourvu de contenu constitutionnel. Elle considéra que les juridictions ordinaires avaient estimé, de façon amplement motivée et raisonnable, que les délits dénoncés n'avaient pas été prouvés. Par ailleurs, elle rappela que le plaignant au pénal n'avait pas un droit illimité à l'ouverture de débats oraux ni à l'administration des preuves. Le Tribunal constitutionnel nota qu'en l'espèce, le juge d'instruction ordonna l'ouverture d'une enquête pour examiner les allégations de mauvais traitements du requérant, et au vu de l'absence d'indices sur les faits dénoncés, rendit un non-lieu, ce qui fut confirmé en appel par l'Audiencia Provincial. La haute juridiction signala à ce sujet que les décisions judiciaires avaient estimé de façon motivée que les rapports du médecin légiste ne corroboraient pas l'existence d'autres lésions différentes de celles qui avaient été causées lors de l'arrestation violente du requérant qui avait dû être désarmé. En ce qui concerne le grief tiré de l'article 15 de la Constitution et à la lumière de la jurisprudence établie par la Cour de Strasbourg (voir, entre autres, arrêt Martimz Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, 2 novembre 2004), elle considéra qu'il n'était pas possible d'affirmer qu'il y avait eu un manque de diligence dans l'enquête menée, car le résultat de ladite enquête montrait qu'une investigation plus approfondie n'était pas nécessaire, compte tenu du manque de vraisemblance de la plainte et de l'absence d'indices de mauvais traitements.
II. LE DROIT ET PRATIQUES INTERNES PERTINENTS 21. Constitution
Article 15
« Toute personne a droit à la vie et à l'intégrité physique et morale. Nul ne peut être soumis, quelles que soient les circonstances, à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (...) »Article 24
« 1. Toute personne a le droit d'obtenir la protection effective des juges et tribunaux dans l'exercice de ses droits et intérêts légitimes, sans qu'en aucun cas elle ne puisse être mise dans l'impossibilité de se défendre.2. De même, chacun a le droit d'être traduit devant le juge ordinaire déterminé par la loi, d'être défendu et assisté par un avocat, d'être informé de l'accusation portée contre lui, de bénéficier d'un procès public sans délais indus et avec toutes les garanties, à utiliser les moyens de preuve pertinents pour sa défense, de ne pas déclarer contre lui-même, de ne pas faire des aveux et à être présumé innocent.
(...) »
22. Code de procédure pénale
Article 641
« Le non-lieu provisoire sera prononcé :1. Lorsque la perpétration du délit ayant donné lieu à l'ouverture de la procédure n'est pas dûment justifiée.
2. Lorsqu'il résulte de l'instruction qu'un délit a été commis mais qu'il n'existe pas de motifs suffisants pour accuser une ou plusieurs personnes déterminées en tant qu'auteurs, complices ou receleurs. »23. Rapport du 13 avril 2000 adressé au Gouvernement espagnol après la visite du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l'Europe (dorénavant CPT) effectuée en novembre-décembre 1998
« 25. (...) [Les autorités espagnoles] invitèrent le CPT à proposer une nouvelle formulation pour les formulaires utilisés par les médecins légistes.
Dans ce sens, le CPT formule les recommandations suivantes :
- dans la deuxième section du formulaire (dossier médical) les références suivantes devront être ajoutées après l'entête « situation actuelle » : « inclusion des propos effectués par la personne concerne, qui puissent être pertinents pour l'examen médical, p. ex. description de son état de santé et toute allégation de mauvais traitements » et « dans quelle mesure ces allégations sont cohérentes avec les allégations de mauvais traitements ».
24. Rapport du 13 mars 2003 adressé au Gouvernement espagnol après la visite du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l'Europe (dorénavant CPT) effectuée en juillet 2001
« 9. Le CPT considère que les personnes détenues en régime non communiqué doivent également avoir le droit d'être examinées par un médecin de leur choix, qui pourra effectuer son examen en présence du médecin officiel nommé par l'État. Cependant, dans leur réponse du 11 juillet 2001, les autorités espagnoles exprimèrent clairement qu'elles ne voyaient pas la nécessité de mettre en œuvre cette recommandation.
A la demande des autorités espagnoles, le CPT a également proposé des modifications dans la formulation des formulaires utilisés par les médecins légistes. Cependant, lors de la visite de 2001, ces recommandations n'avaient pas été incorporées et la délégation constata que, dans la plupart des cas, les médecins légistes n'utilisaient même pas la version en vigueur du formulaire protocolaire. (... ) Le CPT encourage les autorités à adopter des mesures concrètes pour que ces formulaires soient utilisés ».
25. Rapport du 10 juillet 2007 adressé au Gouvernement espagnol après la visite du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l'Europe (dorénavant CPT) effectuée en décembre 2005
« 45. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme considère deux paramètres pour déterminer si une enquête a été effective :
- elle doit être capable de déceler si l'utilisation de la force a été justifiée (... )
- toutes les démarches nécessaires ont dû être prises pour assurer que (... ) les moyens de preuve fournissent une analyse détaillée et objective de l'incident, y compris la cause du décès (...).
(...)Un exemple de l'application de ces paramètres se trouve dans l'arrêt Martinez Sala et autres c. Espagne, du 2 novembre 2004 (§§ 156 à 160) (...)
(...) ».
EN DROITI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION 26. Le requérant se plaint d'avoir subi des mauvais traitements pendant son arrestation et sa détention, tels que des coups sur la tête, des sessions d'asphyxie plaçant un sachet plastique autour de sa tête, des humiliations et vexations sexuelles et des menaces de mort et de viol. Il se plaint, également, de l'absence d'enquête à la suite de ses dépositions concernant les faits dénoncés et du non-lieu prononcé.
27. La disposition invoquée est ainsi libellée :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
28. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
29. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Sur le grief tiré du caractère insuffisant des investigations menées par les autorités nationales à la suite des dépôts de plaintes pour mauvais traitements
30. Le Gouvernement signale d'emblée, pour ce qui est du caractère effectif de l'enquête menée après les plaintes pour tortures déposées par le requérant, que le juge d'instruction mit en œuvre une série de mesures afin d'éclaircir les faits. D'une part, il ajouta au dossier les rapports des médecins légistes ainsi que plusieurs déclarations du requérant. D'autre part, le juge incorpora également le rapport du commandant chef de la garde civile à Madrid concernant les circonstances de l'arrestation et de la garde à vue du requérant. Par ailleurs, le 23 juin 2003, le juge entendit une nouvelle fois le médecin légiste, qui ratifia le contenu de ses rapports. Puis il les envoya à un deuxième légiste, qui les confirma.
31. Par conséquent, le Gouvernement considère que les décisions de non-lieu du 18 octobre et 2 décembre 2004 rejettent de façon suffisamment motivée la demande du requérant d'effectuer des démarches supplémentaires, en particulier celle tendant à l'identification des agents ayant participé à son arrestation. En effet, il n'y avait pas dans les rapports médicaux un quelconque élément objectif permettant de corroborer la thèse du requérant relative à l'existence de mauvais traitements au delà des lésions inhérentes à la nature violente de l'arrestation du requérant.
32. Ainsi, le Gouvernement estime qu'à la différence de la jurisprudence établie dans les affaires Aksoy c. Turquie (arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI) et Martinez Sala c. Espagne précitée, l'enquête menée en l'espèce doit être considérée comme suffisamment diligente, dans la mesure où elle permet de conclure raisonnablement à l'absence d'éléments vraisemblables de mauvais traitements, ce qui rend inutile la réalisation de nouvelles démarches.
33. Le requérant invoque l'arrêt Labita c. Italie, ([GC], no 26772/95, CEDH 2000-IV) et, à la lumière de cette jurisprudence, énumère les manquements dont, à ses yeux, a été entachée l'enquête menée par les juridictions internes. Premièrement, il critique l'absence d'audition des gardes civils ayant participé à l'opération d'arrestation, lesquels étaient, par ailleurs, facilement identifiables. En effet, seul figure dans le dossier le rapport du 19 mai 2003 du colonel chef du commandement de la garde civile de Madrid, qu'il ne fut pas possible de contre-interroger. De plus, sa présence lors de l'arrestation ou l'interrogatoire n'est pas certaine. En deuxième lieu, le requérant conteste le refus par le magistrat de visionner le film sur l'arrestation, au motif qu'il n'était pas utile de le joindre au dossier. Par ailleurs, le requérant se plaint de l'insuffisance des examens médicaux effectués par les légistes. Plus précisément, il signale qu'aucun des rapports émis entre le 14 et le 19 mai ne mentionne la fracture d'une côte au flanc gauche et qu'aucune radiographie n'a été effectuée à cet égard, ce qui a empêché de fixer par la suite le moment où la lésion se produisit. En outre, aucune gazométrie du sang n'a été pratiquée pour tenter de répondre aux allégations du requérant relatives à l'asphyxie due au placement d'un sachet plastique autour de sa tête. Finalement, s'agissant de l'absence de déposition des agents de la garde civile présents lors de l'arrestation et de la détention, au motif que leur identification demeurait impossible, le requérant signale qu'entre le 14 et le 19 mai 2002 il ne quitta pas les dépendances de la Direction générale de la garde civile à Madrid. Par conséquent, il aurait suffit d'enquêter un minimum sur les responsables en service à cette période pour connaître l'identité de ceux qui prirent en charge le requérant. De plus, il souligne que, de par sa nature même, toute opération policière possède un instructeur chef et un secrétaire responsable facilement identifiables.
b) Appréciation de la Cour
34. La Cour rappelle sa jurisprudence conformément à laquelle lorsqu'un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d'autres services comparables de l'État, de graves sévices contraires à l'article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'État par l'article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la ] Convention », requiert, par implication, qu'il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l'instar de celle résultant de l'article 2, doit pouvoir mener à l'identification et à la punition des responsables (voir, en ce qui concerne l'article 2 de la Convention, les arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, Kaya c. Turquie du 19 février 1998, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1998-I ; Yasa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, § 98; Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 101, CEDH 2000-VIII). S'il n'en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l'interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible dans certains cas à des agents de l'État de fouler aux pieds, en jouissant d'une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).
35. Elle note qu'en l'espèce le requérant a déposé deux plaintes pour mauvais traitements : premièrement le 19 mai 2002, lorsqu'il fut conduit devant le juge central d'instruction no 1 auprès de l'Audiencia Nacional. Le requérant déclara avoir fait l'objet de mauvais traitements au cours de la période de détention. Ultérieurement, le 11 juin 2002 le requérant porta plainte devant le juge d'instruction de garde de Saint-Sébastien, se plaignant d'avoir subi des mauvais traitements pendant son arrestation et sa détention à Madrid, tels que des coups sur la tête, des sessions d'asphyxie plaçant un sachet plastique autour de sa tête, des humiliations et vexations sexuelles et des menaces de mort et de viol. Les allégations du requérant trouvaient leur fondement dans les rapports des médecins légistes faisant état de lésions mineures ainsi que d'une côte cassée.
36. S'agissant des investigations menées par les autorités nationales au sujet des allégations de mauvais traitements, la Cour observe qu'elles se sont limitées, en tout et pour tout, à la déposition du requérant et à la demande d'éclaircissement du rapport médical initial, effectuée par le juge d'instruction no 43 de Madrid, en ce qui concerne en particulier la côte cassée. Le juge ordonna par ailleurs un nouveau rapport d'expertise qui fut rendu le 30 juillet 2004 par un médecin légiste nommé par le juge (§ 15 ci-dessus). C'est sur la seule base de ce rapport et des divers rapports médicaux individualisés établis par un même médecin légiste officiel durant la détention du requérant que les juridictions amenées à connaître des plaintes pour mauvais traitements ont conclu à l'absence d'éléments prouvant la réalité des faits dénoncés. La Cour signale à ce sujet qu'il convient de prendre en compte en l'espèce le Protocole adopté par le ministère de la Justice espagnol relatif aux méthodes à suivre par les médecins légistes lors de l'examen aux détenus, approuvé le 16 septembre 1997, en accord avec les recommandations des Nations Unies et le Conseil de l'Europe et, en particulier, du CPT. Ce Protocole assure la présence d'une information minimum devant figurer dans tout rapport : données personnelles du détenu, dossier médical, résultat de l'examen médical et fiche d'évolution.
37. La Cour attire l'attention sur les rapports du CPT rendus en avril 2000 et mars 2003, à l'issue des visites effectuées en Espagne par une délégation de cette institution en décembre 1998 et juillet 2001 respectivement, au cours desquelles elle se rendit entre autres dans plusieurs centres de détention, ainsi que le rapport rendu en juillet 2007 à la suite de la visite de décembre 2005.
38. S'agissant des allégations de mauvais traitements, les rapports soulèvent deux points principaux : d'une part, ils regrettent le refus des autorités espagnoles à ce que les détenus en régime non communiqué fassent appel à un médecin légiste de leur choix afin qu'il effectue un examen complémentaire à celui du médecin légiste nommé par le juge ; d'autre part, le CPT proposa la modification du Protocole de 1997 afin de le rendre plus protecteur pour les détenus. La Cour n'a pas d'éléments permettant de constater qu'à ce jour les changements souhaités ont eu lieu (voir la partie Droit et pratique internes pertinents ci-dessus).
39. En l'espèce, le requérant se plaint de l'absence de certaines des informations obligatoires prévues dans le Protocole de 1997 dans son dossier médical, en particulier les comptes-rendus des examens médicaux effectués le jour d'entrée en prison. La Cour constate que cette irrégularité est confirmée par le centre pénitentiaire lui-même, dans le cadre du rapport rendu le 22 avril 2004 par le sous-directeur médical (voir § 16 ci-dessus).
40. La Cour est d'avis que ces lacunes, conjointement avec les défaillances systématiques constatées par le CPT dans ce domaine, constituent des indices suffisants qui auraient dû encourager les juridictions internes à procéder à des enquêtes plus approfondies pour tenter de clarifier les événements. Le rejet des demandes d'administration de preuves présentées par le requérant l'ont ainsi privé de possibilités raisonnables de faire la lumière sur les faits dénoncés.
41. La Cour estime que les investigations menées n'ont pas été suffisamment approfondies et effectives pour remplir les exigences précitées de l'article 3. A cet égard, elle note que l'Audiencia Provincial de Madrid se fonda, pour confirmer le non-lieu rendu par le juge d'instruction, sur le fait qu'il était difficile d'identifier les auteurs présumés des mauvais traitements allégués, alors même que, comme soutenu par le requérant, celui-ci ne quitta pas les dépendances de la Direction générale de la garde civile à Madrid pendant cinq jours, les professionnels de service pouvant être identifiables sur simple demande des registres relatifs à cette période.
42. A supposer même qu'il ne fut pas possible d'identifier les agents impliqués, la Cour estime que l'identification aurait pu être facilitée par le visionnage du film sur l'arrestation, moyen de preuve qui, comme il ressort du dossier, fut sollicité par le requérant et qui fut rejeté au motif qu'il n'apporterait aucune information supplémentaire à l'espèce. De l'avis de la Cour, le visionnage aurait pu permettre d'établir si les blessures en cause correspondaient effectivement à la manière dont l'arrestation avait eu lieu.
43. En outre, eu égard aux résultats non concluants du rapport du 22 avril 2004 en ce qui concerne la côte cassée, lesquels ne furent pas entièrement clarifiés dans celui du 30 juillet 2004, la Cour ne considère pas excessif d'exiger des autorités espagnoles l'adoption de moyens supplémentaires pour élucider la date et les circonstances au cours desquelles survint la fracture.
44. Par conséquent, la Cour est d'avis que les juridictions internes ont rejeté des moyens de preuve qui auraient pu contribuer à l'éclaircissement des faits et, plus précisément, à l'identification et punition des éventuels responsables, comme exigé par la jurisprudence de la Cour (voir § 34 ci-dessus) et recommandé par le CPT.
45. En conclusion, eu égard à l'absence d'une enquête approfondie et effective au sujet des allégations défendables du requérant selon lesquelles il avait subi des mauvais traitements au cours de la détention, la Cour estime qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention sous son volet procédural.
46. Le Gouvernement rappelle à ce sujet les circonstances de l'arrestation du requérant, à savoir, le fait qu'au moment de l'interpellation lui et un autre individu, suspectés d'appartenir à un commando de l'ETA, avaient un pistolet à portée de main chacun prêt à être utilisé et une bombe-ventouse qu'ils s'apprêtaient à activer, d'après les déclarations du requérant effectuées le 16 mai 2002 dans les locaux de la Direction Générale de la garde civile. Ces circonstances justifient que les forces de l'ordre aient employé les moyens nécessaires pour que le requérant ne puisse riposter, l'arrestation ayant eu, par conséquent, un caractère violent.
47. S'agissant des examens médicaux dont le requérant fit l'objet, le Gouvernement signale que le premier d'entre eux fut réalisé le 14 mai 2002 à 15h50, seulement 3 heures et 20 minutes après l'arrestation. Dans ce premier rapport, le médecin légiste fit état de lésions légères, « compatibles avec l'arrestation et les manœuvres d'immobilisation ». Eu égard au bref délai écoulé, il est plausible de considérer que les lésions constatées trouvaient leur origine au moment de l'arrestation et non pendant un interrogatoire ultérieur au cours duquel le requérant aurait été battu.
48. Le Gouvernement fait également référence aux nouvelles lésions qui sont répertoriées dans le rapport médical du 15 mai et renvoie aux arguments du médecin légiste dans son témoignage du 23 juin 2003 devant le juge d'instruction no 43 de Madrid, qui signala que la manifestation externe d'un hématome pouvait parfois prendre plus de douze heures, ce qui ne voulait pas forcément dire que la lésion s'était produite plus tardivement.
49. Quant aux rapports médicaux postérieurs, à savoir ceux du 16 et 17 mai, le Gouvernement signale qu'ils font état de l'évolution des lésions légères décelées lors du premier rapport, sans que le requérant notifie, au médecin légiste ou à son avocat commis d'office présent pendant les examens, aucun épisode de violence de la part de la police. Finalement, le dernier rapport rendu le 19 mai, avant de traduire le requérant devant le juge, nota qu'aucune des lésions examinées pendant la période de détention ne présentait une chronologie différente de celle décrite dans le premier rapport médical.
50. Finalement, le Gouvernement attire l'attention sur le fait que les fausses plaintes pour tortures et mauvais traitements constituent une stratégie de l'organisation terroriste ETA afin de discréditer la politique de l'État relative à la répression du terrorisme.
51. A la lumière de ce qui précède, le Gouvernement demande à la Cour de rejeter la requête comme étant manifestement mal fondée, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
52. Le requérant conteste d'emblée la proportionnalité de la violence utilisée lors de l'arrestation et considère que celle-ci a dépassé la strictement nécessaire pour le neutraliser. Les lésions qui en sont dérivées n'ont pas été, de l'avis du requérant, correctement évaluées par le médecin légiste qui l'examina dans un premier temps. En effet, celui-ci ignora la fracture d'une côte sur le flanc gauche, aucune référence n'y ayant été faite dans ses rapports entre le 14 et le 19 mai 2002. La première fois que la lésion fut répertoriée fut le 27 mai 2002 par le médecin du centre pénitentiaire où fut incarcéré le requérant. Une telle négligence a empêché de savoir quand la fracture a été provoquée. En tout état de cause, le requérant signale qu'elle ne fut pas soignée pendant un bon nombre de jours.
53. Il soutient par ailleurs l'existence de lésions pendant les interrogatoires. A ce sujet, il attire l'attention sur le fait qu'après la première visite du médecin légiste le 14 mai à 15h50, il ne fut examiné à nouveau que le lendemain à 10h. Pendant ce laps de temps, le requérant fut interrogé. Dans la mesure où le deuxième rapport fait état de lésions qui ne figuraient pas dans celui du premier jour, il est fort raisonnable de penser qu'elles furent provoquées pendant l'interrogatoire qu'il y a eu entre les deux. La nature de ces lésions les rend assez graves pour rentrer dans le champ d'application de l'article 3 de la Convention.
54. Concernant la crédibilité de ses plaintes, le requérant signale qu'elles coïncident avec les méthodes constatées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l'Europe comme étant utilisées par la garde civile pendant les interrogatoires. Les incohérences quant aux lieux ou dates, dues au stress auquel il a été soumis, n'enlèvent en rien leur véracité.
55. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement selon laquelle ces plaintes feraient partie d'une stratégie de l'ETA pour combattre la politique de l'État relative à la répression du terrorisme. En effet, l'existence de procédés tels que ceux dénoncés en l'espèce est reconnue par plusieurs organes internationaux de contrôle, à savoir le CPT ou les Nations Unies, qui ont formulé des recommandations internationales. Ceux-ci ont constaté que les plaintes pour mauvais traitements dans ce contexte ne constituent pas des cas isolés, mais révèlent l'existence de défaillances structurelles. Le requérant détaille par la suite, de façon générale, les méthodes de torture couramment utilisées.
56. Le requérant apporte un rapport d'Amnesty International qui demande au Gouvernement espagnol la fin du régime de détention non communiquée. Par ailleurs, il se réfère aux rapports du CPT faisant état de l'investigation insuffisante en Espagne des allégations de tortures et mauvais traitements infligés par des fonctionnaires.
b) Appréciation de la Cour
57. L'article 3, la Cour l'a dit à maintes reprises, consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L'article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles, et d'après l'article 15 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (arrêts Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Assenov et autres c. Bulgarie précité, § 93). La prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements reprochés à la victime (Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996-V).
58. Les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés. Pour l'établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, par exemple, Labita c. Italie précité, §§ 121 et 152). De plus, lorsque comme en l'espèce, les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie, no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).
59. En l'espèce, la Cour relève la présence effective de lésions chez le requérant. En effet, les rapports médicaux élaborés pendant la période de détention signalent la présence de divers hématomes. En outre, le constat des services médicaux du centre pénitentiaire où le requérant fut placé en détention provisoire fait état d'une côte cassée.
60. La Cour signale par ailleurs que les griefs du requérant se réfèrent à deux phases distinctes : d'une part, il allègue avoir fait l'objet d'une violence disproportionnée au moment de l'arrestation ; d'autre part, il soutient avoir été soumis à des traitements inhumains et dégradants lors des interrogatoires qui eurent lieu pendant sa détention.
61. Aux yeux du Gouvernement, tant les hématomes que la fracture de la côte seraient le résultat de l'utilisation de la force indispensable au moment de l'arrestation et non pas d'éventuels mauvais traitements au cours de la détention ou interrogatoire.
62. Au vu des divergences existant entre les explications fournies par chacune des parties, la Cour estime ne pas être en mesure, à partir des éléments dont elle dispose, d'affirmer avec un degré de certitude en accord avec sa propre jurisprudence que les lésions du requérant sont le résultat d'une violence disproportionnée au moment de l'arrestation ou de mauvais traitements infligés au cours des interrogatoires. En effet, il convient de signaler, quant à ces derniers, que les rapports médicaux ne font état d'aucune marque significative de mauvais traitement et se limitent à attirer l'attention sur quelques contusions ou hématomes légers considérés compatibles avec le déroulement de l'arrestation. Il en va de même pour ce qui est de la côte cassée, le rapport du 30 juillet 2004 situant son origine probable pendant l'arrestation du requérant.
63. La Cour est consciente des difficultés qu'un détenu peut rencontrer pour produire des preuves des mauvais traitements subis pendant qu'il était en détention non communiquée et notamment lors qu'il s'agit d'allégations d'actes de mauvais traitements qui ne laissent pas de traces. Cependant, à la lumière des arguments exposés ci-dessus concernant le cas d'espèce et à l'absence d'éléments probatoires suffisants, la Cour ne peut conclure, au-delà de tout doute raisonnable, que le requérant a été soumis, pendant sa détention, aux mauvais traitements allégués.
64. Pour ce qui est des allégations relatives à l'utilisation excessive de la violence pendant l'arrestation, eu égard à l'absence d'autres éléments de preuve sur le déroulement de ladite arrestation, la Cour estime ne pas pouvoir se prononcer sur ce point (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Martinez Sala et autres précité, § 145). En effet, la thèse du requérant ne peut être privilégiée au détriment de celle soutenue par le Gouvernement selon laquelle, compte tenu de la dangerosité du détenu, les lésions ne constitueraient que le résultat de l'utilisation de la force propre et nécessaire à l'arrestation.
65. En conclusion, la Cour estime que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas d'établir au-delà de tout doute raisonnable que le requérant a été soumis à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention. A cet égard, elle tient à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de l'absence d'une enquête approfondie et effective par les autorités nationales suite à la plainte présentée par le requérant pour mauvais traitements (voir les arrêts Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, 13 juillet 2010 et Gharibashvili c. Géorgie, no 11830/03, § 57, 29 juillet 2008).
66. En conséquence, la Cour ne peut conclure à une violation substantielle de l'article 3 s'agissant des mauvais traitements allégués par le requérant lors de son arrestation et durant sa garde à vue.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION 67. Sous l'angle de l'article 13, le requérant se plaint qu'aucun des recours introduits devant les instances nationales n'a permis de mener une enquête effective aboutissant à l'identification des responsables des faits allégués. La disposition en cause prévoit :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
68. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
69. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
70. Compte tenu de l'argumentation du requérant en l'espèce et des motifs pour lesquels elle a constaté la violation de l'article 3 en son volet procédural (§§ 52 à 63 ci-dessus), la Cour estime qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 13 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION 71. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
72. A titre de réparation du préjudice moral qu'il estime avoir souffert, le requérant sollicite une indemnité de 30 000 euros (EUR).
73. Le Gouvernement sollicite le rejet de la demande.
74. La Cour considère néanmoins que, compte tenu de la violation constatée en l'espèce, une indemnité pour tort moral doit être accordée au requérant. Statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, elle décide d'allouer 20 000 EUR.
B. Frais et dépens
75. Justificatifs à l'appui, le requérant réclame une somme globale de 3 000 EUR au titre de frais et dépens encourus au cours de la procédure devant la Cour.
76. Le Gouvernement sollicite le rejet de la demande.
77. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
78. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention sous son volet procédural du fait de l'absence d'une enquête effective au sujet des allégations de mauvais traitements formulées par le requérant ;
3. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention en ce qui concerne le volet substantiel ;
4. Dit qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 13 de la Convention ;
5. Dit,
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 20 000 EUR (vingt mille euros) pour dommage moral ;
ii. 3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens ;
iii. tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 septembre 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada
GreffierJosep Casadevall
Président
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