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31mar15
Lettre ouverte aux partis politiques et aux organisations sociales de l'État espagnol : contre l'impunité et pour la démocratie
Ces dernières années, la société espagnole a commencé à s'intéresser de manière évidente à la situation des victimes de la répression franquiste et ce phénomène s'est traduit par l'apparition de nombreuses associations en rapport avec ces faits. Malgré le nombre d'années qui se sont déjà écoulées, quiconque se penche sur la question des victimes, de leur mémoire et sur la question des droits de l'homme remarquera que l'État les a laissés de côté.
Grâce au discours des droits de l'homme, il est possible de faire face à cette réalité et d'exiger de l'État la justice nécessaire afin de mettre un terme à cette situation, où règnent l'oubli, la négligence et l'impunité, auxquels cette question a été réduite, la plupart du temps intentionnellement.
Alors qu'aujourd'hui les modèles d'impunité imposés dans d'autres pays, comme en Argentine ou au Chili, ont perdu leur légitimité et leur légalité, nous estimons opportun que l'État espagnol, en partie responsable de l'apparition de ces modèles, prenne en charge son propre problème, que nous appelons le «modèle espagnol d'impunité», et qu'il y mette fin de manière démocratique et avec tout le respect dû aux victimes, tout en gardant bien à l'esprit que l'objectif est la consolidation des libertés civiles et des droits de l'homme.
Il est nécessaire de comprendre que justice et revanche sont deux concepts opposés. Il ne faut pas faire une comparaison perverse entre le concept de justice et celui de revanche, car cette considération permet de considérer l'oubli comme l'une des bases de l'état de droit. Aucune société ne peut survivre en ignorant sa propre histoire, aussi horrible puisse-t-elle être. Il est évident que le sujet des droits de l'homme et des libertés civiles ne s'est pas encore remis de la perte de ces deux valeurs survenues après le coup d'État de Franco.
Le 14 avril 2004, avec la publication du rapport La question de l'impunité en Espagne et les crimes franquistes et de son plan d'action, un discours sur les victimes républicaines de la guerre civile espagnole, de la deuxième guerre mondiale et de la dictature franquiste s'est engagé, ce discours étant absent au sein des partis politiques et dans l'immense majorité des organisations sociales espagnoles.
Pour la première fois, des documents qui permettent de qualifier de criminel le régime franquiste et sa participation, en tant que pays de l'Axe, à la guerre d'agression nationale-socialiste dont furent la cible presque tous les pays européens, et plus particulièrement les pays d'Europe centrale et de l'Est, ont été rendus publics.
La résolution 39 (I) du 12 décembre 1946 de l'Assemblée générale des Nations Unies revêt une importance toute particulière, car elle définit le régime franquiste en ces termes : "a) Par son origine, sa nature, sa structure et son comportement général, le régime franquiste est un régime fasciste calqué sur l'Allemagne nazie de Hitler et l'Italie fasciste de Mussolini et institué en grande partie grâce à leur aide."
Cette définition, à laquelle il faut ajouter les actions du fascisme espagnol, nous permet d'affirmer qu'il s'agissait d'un régime criminel et que ses crimes sont encore aujourd'hui impunis face à la justice, grâce à des artifices légaux ébauchés lors de la "transition", période qui a suivi la mort de Franco.
En ce sens, il est totalement contraire au droit international que des lois telles que la "loi sur l'amnistie", qui, en réalité, constitua le parapet juridique des responsables du régime franquiste de la commission de crimes contre l'humanité, soient toujours en vigueur. Plus récemment, ce cadre d'impunité s'est vu compléter de la "loi sur la mémoire historique".
Ce modèle législatif d'impunité, sanctionné par le Congrès, a plusieurs conséquences pratiques au niveau légal, mais il signifie surtout que les victimes républicaines soient laissées sans défense et exclues, et suppose la légalisation de l'ordre juridique franquiste.
Ces questions, et non des moindres, constituent une base d'illégitimité sur laquelle repose le régime politique actuel. Ce problème de fond ne peut pas être résolu par des volontarismes frivoles tels que celui de vouloir regarder uniquement vers l'"avenir prometteur", alors que nous refusons d'analyser le passé, et encore moins lorsque ce volontarisme cherche à nier que le fascisme espagnol est plongé dans l'histoire européenne et en est la conséquence.
Il n'existe donc pas d'"exception espagnole", qui permet de comprendre les démocraties allemande, française, italienne ou même japonaise, tout en excluant toute rupture avec les modèles légaux nationaux-socialistes, fascistes ou impérialistes.
Aujourd'hui, il est indiscutable que le régime fasciste espagnol a commis des crimes contre la population civile et qu'il a pratiqué l'assassinat, l'extermination, la torture, l'esclavagisme, la déportation, la persécution pour motifs politiques, raciaux et religieux, ainsi que l'emprisonnement arbitraire.
Pourtant, cette constatation empirique est rejetée par presque tous les partis politiques et les tribunaux, qui tentent de créer un système doctrinaire absurde et immoral qui permettrait d'occulter à jamais l'histoire du fascisme espagnol.
La possibilité de créer une commission de la vérité, peu importe sa forme, ne constitue pas non plus une réponse au problème de l'impunité, surtout si l'on tient compte du fait que les commissions de la vérité ne peuvent se suppléer à l'obligation incombant à l'État d'enquêter, par le biais de son pouvoir judiciaire, sur les crimes du franquisme.
Le 18 novembre 2006, après la publication d'un rapport par la branche espagnole d'Amnesty International, la présidente de l'Asociación de Familiares y Amigos de Represaliados de la II República por el Franquismo (Association des familles et des amis des victimes républicaines du franquisme - AfarIIREP) s'est adressée à cette organisation, dans une lettre publique, dans laquelle elle laissait clairement entendre son refus de toute commission de la vérité, sous quelque forme que ce soit, et ce pour trois raisons : a) Dans un état de droit, le droit à la justice est primordial, et ce droit ne s'obtient pas par la création d'une commission de la vérité; b) Le droit international applicable dans la juridiction européenne oblige au respect de normes juridiques, ce qu'une commission de la vérité ne peut pas garantir; c) Les commissions de la vérité ont supposé, dans la pratique, la configuration de modèles d'impunité.
Le juge français Louis Joinet a établi quelques principes de base sur les modèles d'impunité qui furent discutés au cours du Séminaire international sur "L'impunité et ses effets sur les processus de démocratisation" organisé à Santiago du Chili en décembre 1996, et, comme il le reconnaît dans l'introduction de son rapport final, il a pu compter sur les appréciations et le soutien des organisations qui y ont participé.
C'était la première fois qu'un document des Nations Unies définissait l'impunité en ces termes : "l'absence, en droit ou en fait, de la mise en cause de la responsabilité pénale des auteurs de violations des droits de l'homme, ainsi que de leur responsabilité civile, administrative ou disciplinaire, en ce qu'ils échappent à toute enquête tendant à permettre leur mise en accusation, leur arrestation, leur jugement et, s'ils sont reconnus coupables, leur condamnation à des peines appropriées, y compris à réparer le préjudice subi par leurs victimes."
Aujourd'hui, au moyen de ce support contextuel, nous nous adressons aux organisations sociales et politiques afin qu'elles tiennent compte du discours des victimes républicaines et celui de la lutte contre l'impunité, ainsi que des problèmes réels existant dans le but de chercher des options pratiques pour offrir une solution à ces problèmes.
C'est à l'État que revient de garantir le droit à la justice, avec toutes les implications que cela suppose, tel que l'accès aux archives de la répression, aux causes de la mort dans les registres civils, le respect des normes médico-légales en matière d'exhumations de restes humains (et non de restes anthropologiques, comme ont jusqu'à maintenant été traitées les victimes d'exécutions judiciaires et extrajudiciaires commises par le régime franquiste). L'État ne peut pas décliner ou céder ses obligations en matière de droit pénal international. Il ne fait aucun doute que, dans le cas du Royaume d'Espagne, l'absence de mise en cause de la responsabilité pénale des auteurs de graves violations des droits de l'homme est absolue et, par conséquent, le système d'impunité ébauché pendant la transition est intact.
Et si nous laissons s'implanter définitivement les modèles d'impunité, nous courrons le risque de perdre les libertés que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques avait voulu rendre universelles.
Les modèles d'impunité apparaissent avec la volonté de résoudre le dilemme que constituent la démocratie, les libertés et l'expression de leur usage rationnel, à savoir les droits de l'homme. Ils se caractérisent par leur vanité, qui se reflète dans la phrase écrite par Thomas Paine en réponse à Edmund Burke : "la présomption de vouloir gouverner au-delà de la tombe (...) est la plus ridicule et insolente de toutes les tyrannies".
Et c'est en effet le cas, car comme l'écrivait Jeremy Bentham : "Du pouvoir de pardonner sans limites, surgit l'impunité de la délinquance sous toutes ses formes ; de l'impunité de la délinquance sous toutes ses formes, l'impunité de la malfaisance sous toutes ses formes ; de l'impunité de la malfaisance sous toutes ses formes, la dissolution des gouvernements ; de la dissolution des gouvernements, la dissolution de la société politique."
L'avenir ne peut pas se construire en tournant le dos au passé et restaurer la justice signifie rendre la liberté aux générations à venir. Pour ce faire, il est nécessaire d'obliger le monde politique à se reconnecter aux formes de vie éthiques, où la fraternité et la solidarité occupent la première place, faute de quoi nous condamnons les générations à venir à vivre dans la solitude la plus complète et dans un espace vide.
31 mars 2015
ANNEXE
Proposition de programme contre l'impunité et pour le renforcement de la démocratie
Nous proposons aux partis politiques de l'État espagnol d'assumer et de promouvoir le plan d'action repris ci-dessous, qui reflète de manière non exhaustive les conséquences du modèle d'impunité espagnol. Lors de son élaboration, l'opinion de tous les acteurs sociaux existant au début de l'année 2014 a été prise en considération:
1) Ratification par l'Espagne de la «Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité».
2) Promulguer une loi déclarant la nullité de toutes les actions légales du régime franquiste, en faisant mention expresse des résolutions des Nations Unies adoptées à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations Unies le 9 février 1946 [Res. 32(I)] et le 12 décembre 1946 [Res. 39(I)] et en faisant mention de leur caractère criminel conformément aux normes du droit international.
3) Déclarer la nullité de tous les procès pénaux et militaires du régime franquiste en raison de leur caractère arbitraire et illégal. Adopter également des mesures appropriées pour obtenir des compensations actualisées et proportionnelles aux dommages des victimes et reconstituer les archives pénales et judiciaires concernées.
4) Élaborer une loi pour l'exhumation et l'identification des victimes qui prenne en compte les types de délits et la nécessité de connaitre la vérité, et qui fixe les procédures conformes au droit international des droits de l'Homme.
Cette loi doit également prendre en compte les différents types d'enfouissement des cadavres (clandestins, officiels, etc.) et doit résoudre le problème des fosses communes résultant du plan d'extermination, le problème des enfouissements illégaux et celui des fosses communes contenant les corps des soldats de l'armée régulière sur les fronts de bataille.
5) Élaborer un Manuel d'Anthropologie médico-légal adapté aux normes internationales des droits de l'homme, aux crimes de guerre et à la situation historique de la deuxième République et du régime franquiste, qui permette de classifier les exhumations selon l'instruction pénale correspondante, en fonction du type de délits et des victimes, qu'ils s'agissent de civils ou de soldats réguliers des fronts de bataille.
6) Prendre des mesures légales afin de normaliser les banques de données ADN pour l'identification des victimes, en procédant à l'enregistrement par les tribunaux des échantillons des restes des victimes et des parents qui en réclament le prélèvement, et en établissant les paramètres de reconnaissance à partir de la pratique sociologique et anthropologique sur le plan médico-légal.
7) Elaborer une loi qui reconnait l'existence des camps de concentration et de travaux forcés et reconstituer les procédés établis dans les camps et la liste des victimes de ces camps.
8) Déclassifier et cataloguer toutes les archives diplomatiques, militaires et des services secrets jusqu'à la date de l'instauration du régime démocratique.
9) Faire un inventaire des archives pénales, judiciaires, carcérales, militaires, des services secrets, municipales, etc., les cataloguer et les réorganiser, en se servant des outils technologiques actuels, pour toutes les administrations, conformément aux lois du droit des victimes à la vérité et à la justice.
Le libre accès aux archives doit être reconnu, tout comme l'obligation légale pour les responsables de ces archives de coopérer avec les victimes, ses familles, les organisations de victimes, les organisations de défense des droits de l'homme et avec les systèmes judiciaires nationaux ou étrangers.
10) Reconstituer les listes des victimes espagnoles à l'étranger liées au régime franquiste, tout particulièrement les listes des «niños de la guerra» (enfants de la guerre), et solliciter, si besoin est, la collaboration internationale, plus particulièrement celle des pays européens, en tenant compte du travail effectué par les organisations d'exilés ou les organisations étrangères qui ont coopéré dans l'exil des républicains.
L'État espagnol doit également procéder à la résolution légale des problèmes de nationalité espagnole causés par l'exil et des problèmes qui découlent de l'enregistrement d'Espagnols par les autorités légitimes de la deuxième République, afin de leur permettre de garder la double nationalité pour tous ces cas (pour les exilés et leurs descendants).
11) Reconstituer la liste des victimes et des personnes qui ont subi des représailles depuis l'insurrection franquiste, via des documents valides aux yeux de la loi, afin d'apporter une reconnaissance légale et efficace, en accordant une attention particulière aux cas des mineurs, des orphelins et des femmes.
12) Adapter les lois au sujet des registres civils pour permettre d'identifier correctement les causes de décès.
13) Établir un inventaire des biens pillés, prohibés ou saccagés pour des motifs politiques ou religieux ou au cours de représailles.
14) Établir des lois permettant la récupération et l'indemnisation (aux frais de l'État ou des responsables s'ils existent) des biens pillés à des personnes physiques ou morales pour des motifs politiques et religieux ou au cours de représailles, quelle que soit leur nature.
15) Légiférer afin de reconnaitre tous les militaires qui servirent loyalement la deuxième République, en reconnaissant leur rôle historique et leur statut.
16) Légiférer afin de reconnaitre tout le personnel militaire et les forces irrégulières d'origine espagnole qui ont coopéré avec les pays alliés pour résister aux pays de l'Axe et au régime franquiste, en leur accordant le même traitement légal, militaire et social que celui accordé dans des pays comme la France.
17) Reconstituer la hiérarchie de toutes les organisations franquistes en Espagne et à l'étranger afin de faciliter l'application du droit à la vérité et de connaitre plus facilement les auteurs des crimes contre l'humanité.
18) Établir un système de compensations financières mis à jour en termes actuels et conforme aux réalités socio-économiques espagnoles, pour toutes les victimes encore en vie, pour leurs héritiers et leurs familles. Adopter également des mesures nécessaires pour la reconnaissance sociale et culturelle. À cette fin il est nécessaire de procéder à la localisation, au catalogage et à la déclaration en tant que patrimoine historique des lieux de mémoire de la lutte pour la défense de la République et de la répression franquiste.
Ce document a été préparé par Equipo Nizkor après entretien avec la Federación Asturiana Memoria y República.
Signé par:
Amigos de los Republicanos Españoles en Región Parisina, France Asociación Archivo Guerra y Exilio (AGE), Espagne Asociación Cultural Memoria Historia 28 de Agosto-Cangas, Espagne Asociación Española para el Derecho Internacional de los Derechos Humanos (AEDIDH), Asturies, Espagne Asociación de Familiares y Amigos de Represaliados de la II República por el Franquismo (AfarIIREP), Espagne Association pour le Souvenir de l'Exil Républicain Espagnol en France (ASEREF) Asociación Verbo Xido Asociación Viguesa pola Memoria Histórica do 36, Vigo, Galice Comisión pola Recuperación da Memoria Histórica da Coruña Derechos Human Rights, Californie, USA Federación Asturiana Memoria y República, Asturies, Espagne Federación Estatal de Foros por la Memoria, Espagne Fundación Alexandre Bóveda Grupo de Estudios de Derecho Internacional, Madrid, Espagne
Impunidad y crímenes franquistas
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