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24sep15
Arrêt sur l'exception préliminaire dans l'affaire concernant l'Obligation de négocier un accès à l'océan Pacifique (Bolivie c. Chili)
Haut de page24 SEPTEMBRE 2015 ARRET
OBLIGATION DE NÉGOCIER UN ACCÈS À L'OCÉAN PACIFIQUE
(BOLIVIE c. CHILI)EXCEPTION PRÉLIMINAIRE
TABLE DES MATIÈRES
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2015
24 septembre 2015
OBLIGATION DE NÉGOCIER
UN ACCÈS À L'OCÉAN PACIFIQUE(BOLIVIE c. CHILI)
EXCEPTION PRÉLIMINAIRE
Géographie – Contexte historique – Demandes de la Bolivie – Compétence fondée sur l'article XXXI du pacte de Bogotá – Argument du Chili selon lequel la Cour n'a pas compétence par l'effet de l'article VI du pacte.
Objet du différend devant être défini par la Cour – Parties ne définissant pas le différend de la même manière – Cour ne souscrivant pas à la définition faite par le Chili – Question de savoir si la Bolivie a droit à un accès souverain à la mer n'ayant pas été soumise à la Cour – Nul besoin que la Cour se prononce sur le statut juridique du traité de paix de 1904 – Différend ayant un double objet – Question de savoir si le Chili a l'obligation de négocier de bonne foi un accès souverain de la Bolivie à la mer – Question de savoir si, le cas échéant, le Chili a manqué à cette obligation – Emploi, dans l'arrêt, des expressions « accès souverain » et « négocier un accès souverain » étant sans incidence sur l'existence, la nature ou le contenu d'une éventuelle obligation.
Examen du point de savoir si les questions en litige ont été « réglées » ou sont « régies » par le traité de paix de 1904 – Régime de compétence établi par le pacte de Bogotá – Article VI du pacte – Dispositions pertinentes du traité de paix de 1904 – Obligation de négocier qui incomberait au Chili n'étant pas abordée dans le traité de paix de 1904 – Questions en litige n'étant pas des questions « réglées » ou « régies », au sens de l'article VI du pacte, par le traité de paix de 1904 – Nul besoin de rechercher, aux fins de l'affaire, s'il convient d'établir une distinction entre les effets juridiques des termes « réglées » et « régies » – Nul besoin d'examiner les accords, la pratique diplomatique et les déclarations invoqués par la Bolivie.
Argument subsidiaire de la Bolivie selon lequel l'exception du Chili n'a pas un caractère exclusivement préliminaire – Argument subsidiaire de la Bolivie étant sans objet – Question de savoir si une exception n'a pas un caractère exclusivement préliminaire devant être tranchée par la Cour – Cour n'étant pas empêchée de statuer sur l'exception du Chili à ce stade.
Rejet de l'exception préliminaire du Chili – Cour ayant compétence pour connaître de la requête de la Bolivie.
ARRÊT
Présents : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Tomka, Bennouna, Cançado Trindade, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, juges ; M. Daudet, Mme Arbour, juges ad hoc ; M. Couvreur, greffier. En l'affaire relative à l'obligation de négocier un accès à l'océan Pacifique,
entre
l'Etat plurinational de Bolivie,
représenté par
S. Exc. M. Eduardo Rodriguez Veltzé, ancien président de la Bolivie, ancien président de la Cour suprême de justice bolivienne, ancien doyen de la faculté de droit de l'Université catholique de Bolivie à La Paz, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de l'Etat plurinational de Bolivie auprès du Royaume des Pays-Bas,
comme agent ;
S. Exc. M. David Choquehuanca Céspedes, ministre des affaires étrangères de l'Etat plurinational de Bolivie,
comme représentant de l'Etat ;
M. Mathias Forteau, professeur à l'Université Paris Ouest, Nanterre-La Défense, membre de la Commission du droit international,
M. Antonio Remiro Brotóns, professeur de droit international à l'Universidad Autónoma de Madrid, membre de l'Institut de droit international,
Mme Monique Chemillier-Gendreau, professeur émérite de droit public et de sciences politiques à l'Université Paris Diderot,
M. Payam Akhavan, LL.M., S.J.D. (Harvard), professeur de droit international à l'Université McGill de Montréal, membre du barreau de l'Etat de New York et du barreau du Haut-Canada,
Mme Amy Sander, membre du barreau anglais,
comme conseils et avocats ;
M. Hector Arce, Attorney-General de l'Etat plurinational de Bolivie et professeur de droit constitutionnel à l'Universidad Mayor de San Andrés à La Paz,
M. Reymi Ferreira, ministre de la défense de l'Etat plurinational de Bolivie,
S. Exc. M. Juan Carlos Alurralde, vice-ministre des affaires étrangères de l'Etat plurinational de Bolivie,
M. Emerson Calderón, secrétaire général du bureau stratégique de reconnaissance des prétentions maritimes (DIREMAR) et professeur de droit international public à l'Universidad Mayor de San Andrés à La Paz,
S. Exc. M. Sacha Llorenty, représentant permanent de la Bolivie auprès de l'Organisation des Nations Unies à New York,
S. Exc. Mme Nardy Suxo, représentant permanent de la Bolivie auprès de l'Office des Nations Unies à Genève,
M. Rubén Saavedra, représentant permanent de la Bolivie auprès de l'Union des Nations sud-américaines (UNASUR) à Quito,
comme conseillers ;
M. Carlos Mesa Gisbert, ancien président et vice-président de la Bolivie,
comme envoyé spécial et porte-parole ;
M. José Villarroel, DIREMAR, La Paz,
M. Osvaldo Torrico, DIREMAR, La Paz,
M. Farit Rojas Tudela, ambassade de Bolivie au Royaume des Pays-Bas,
M. Luis Rojas Martínez, ambassade de Bolivie au Royaume des Pays-Bas,
M. Franz Zubieta, bureau de l'Attorney-General, La Paz,
comme conseillers techniques ;
Mme Gimena González,
Mme Kathleen McFarland,
comme conseillers adjoints,
et
la République du Chili,
représentée par
S. Exc. M. Felipe Bulnes Serrano, ancien ministre de la justice et de l'éducation de la République du Chili, ancien ambassadeur du Chili auprès des Etats-Unis d'Amérique, professeur de droit civil à la Pontificia Universidad Católica de Chile,
comme agent ;
S. Exc. M. Heraldo Muñoz Valenzuela, ministre des affaires étrangères du Chili,
comme représentant de l'Etat ;
M. Claudio Grossman, doyen, professeur de droit international, titulaire de la chaire R. Geraldson, American University, faculté de droit de Washington,
S. Exc. Mme Maria Teresa Infante Caffi, ambassadeur du Chili auprès du Royaume des Pays-Bas, membre de l'Institut de droit international,
comme coagents ;
Sir Daniel Bethlehem, Q.C., barrister, membre du barreau d'Angleterre et du pays de Galles, cabinet 20 Essex Street,
M. Pierre-Marie Dupuy, professeur à l'Institut de hautes études internationales et du développement de Genève et à l'Université Paris II (Panthéon-Assas), membre associé de l'Institut de droit international,
M. Ben Juratowitch, solicitor (Queensland, Angleterre et pays de Galles), cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer,
M. Harold Hongju Koh, professeur de droit international, titulaire de la chaire Sterling, faculté de droit de l'Université de Yale, membre des barreaux de New York et du district de Columbia,
Mme Mónica Pinto, professeur et doyen de la faculté de droit de l'Universidad de Buenos Aires, Argentine,
M. Samuel Wordsworth, Q.C., membre des barreaux d'Angleterre et de Paris, cabinet Essex Court Chambers,
comme conseils et avocats ;
S. Exc. M. Alberto van Klaveren Stork, ancien vice-ministre des affaires étrangères du Chili, professeur de relations internationales à l'Universidad de Chile,
Mme Ximena Fuentes Torrijo, professeur de droit international public à l'Universidad Adolfo Ibáñez et à l'Universidad de Chile,
M. Andrés Jana Linetzky, professeur à l'Universidad de Chile,
Mme Nienke Grossman, professeur à l'Université de Baltimore (Maryland), membre des barreaux de l'Etat de Virginie et du district de Columbia,
Mme Kate Parlett, solicitor (Queensland, Angleterre et pays de Galles),
Mme Alexandra van der Meulen, avocat à la Cour (Paris) et membre du barreau de l'Etat de New York,
Mme Callista Harris, solicitor (Nouvelle-Galles du Sud),
Mme Mariana Durney, conseiller juridique au ministère des affaires étrangères du Chili,
Mme Maria Alicia Rios, ministère des affaires étrangères du Chili, M. Juan Enrique Loyer, troisième secrétaire à l'ambassade du Chili au Royaume des Pays-Bas,
comme conseillers ;
M. Coalter G. Lathrop, Sovereign Geographic, membre du barreau de l'Etat de Caroline du Nord,
comme conseiller technique,
La Cour,
ainsi composée,
après délibéré en chambre du conseil,
rend l'arrêt suivant :
1. Le 24 avril 2013, le Gouvernement de l'Etat plurinational de Bolivie (dénommé ci-après la « Bolivie ») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d'instance contre la République du Chili (dénommée ci-après le « Chili »») au sujet d'un différend « concernant l'obligation du Chili de négocier de bonne foi et de manière effective avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique »».
Dans sa requête, la Bolivie a indiqué qu'elle entendait fonder la compétence de la Cour sur l'article XXXI du traité américain de règlement pacifique signé le 30 avril 1948, dénommé officiellement, aux termes de son article LX, le « pacte de Bogotá »» (et ci-après ainsi désigné).
2. Conformément au paragraphe 2 de l'article 40 du Statut de la Cour, le greffier a immédiatement communiqué la requête au Gouvernement du Chili ; conformément au paragraphe 3 du même article, il en a également informé tous les autres Etats admis à ester devant la Cour.
3. La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité des Parties, chacune d'elles a fait usage du droit que lui confère le paragraphe 3 de l'article 31 du Statut de désigner un juge ad hoc pour siéger en l'affaire ; la Bolivie a désigné à cet effet M. Yves Daudet et le Chili, Mme Louise Arbour.
4. Par ordonnance du 18 juin 2013, la Cour a fixé au 17 avril 2014 et au 18 février 2015, respectivement, les dates d'expiration du délai pour le dépôt du mémoire de la Bolivie et du contre-mémoire du Chili. La Bolivie a déposé son mémoire dans le délai ainsi prescrit.
5. Se référant au paragraphe 1 de l'article 53 du Règlement de la Cour, les Gouvernements du Pérou et de la Colombie ont respectivement demandé à obtenir des exemplaires des pièces de procédure et des documents annexés en l'affaire. Ayant consulté les Parties conformément à la disposition susvisée, le président de la Cour a décidé d'accéder à ces demandes. Le greffier a dûment communiqué ces décisions auxdits Gouvernements et aux Parties.
6. Le 15 juillet 2014, dans le délai prescrit au paragraphe 1 de l'article 79 du Règlement, le Chili a soulevé une exception préliminaire d'incompétence de la Cour. En conséquence, par ordonnance du 15 juillet 2014, le président, constatant que la procédure sur le fond était suspendue en application du paragraphe 5 de l'article 79 du Règlement, et compte tenu de l'instruction de procédure V, a fixé au 14 novembre 2014 la date d'expiration du délai dans lequel la Bolivie pourrait présenter un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur l'exception préliminaire soulevée par le Chili. La Bolivie a déposé un tel exposé dans le délai ainsi fixé, et l'affaire s'est alors trouvée en état pour ce qui est de l'exception préliminaire.
7. Sur les instructions données par la Cour en vertu de l'article 43 de son Règlement, le greffier a adressé aux Etats parties au pacte de Bogotá les notifications prévues au paragraphe 1 de l'article 63 du Statut. En application des dispositions du paragraphe 3 de l'article 69 du Règlement, il a en outre adressé la notification prévue au paragraphe 3 de l'article 34 du Statut à l'Organisation des Etats américains (dénommée ci-après l'« OEA »»). Conformément au paragraphe 3 de l'article 69 du Règlement, le greffier a communiqué les pièces de procédure écrite à l'OEA et lui a demandé de lui faire savoir si elle entendait présenter des observations écrites au sens de cette disposition. Il a par ailleurs précisé que, la procédure ne portant à ce stade que sur la question de la compétence, toutes observations écrites devraient être limitées à l'interprétation des dispositions du pacte de Bogotá ayant trait à cette question. Le secrétaire général de l'OEA a informé la Cour que cette organisation n'avait pas l'intention de présenter de telles observations.
8. Conformément au paragraphe 2 de l'article 53 de son Règlement, la Cour, après avoir consulté les Parties, a décidé que des exemplaires de l'exception préliminaire et de l'exposé écrit sur cette exception seraient rendus accessibles au public à l'ouverture de la procédure orale.
9. Des audiences publiques sur l'exception préliminaire soulevée par le Chili ont été tenues du lundi 4 au vendredi 8 mai 2015, au cours desquelles ont été entendus en leurs plaidoiries et réponses :
Pour le Chili : S. Exc. M. Felipe Bulnes,
Mme Mónica Pinto,
Sir Daniel Bethlehem,
M. Samuel Wordsworth,
M. Pierre-Marie Dupuy,
M. Harold Hongju Koh.Pour la Bolivie : S. Exc. Eduardo Rodríguez Veltzé,
M. Mathias Forteau,
Mme Monique Chemillier-Gendreau,
M. Antonio Remiro Brotóns,
M. Payam Akhavan.10. A l'audience, des questions ont été posées aux Parties par des membres de la Cour, auxquelles il a été répondu oralement et par écrit, dans le délai fixé par le président conformément au paragraphe 4 de l'article 61 du Règlement de la Cour. Conformément à l'article 72 du Règlement, chacune des Parties a présenté des observations sur les réponses écrites fournies par la Partie adverse.
*
11. Dans la requête, la demande ci-après a été formulée par la Bolivie :
« Pour les raisons exposées ci-dessus, la Bolivie prie respectueusement la Cour de dire et juger que :
a) le Chili a l'obligation de négocier avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique ;
b) le Chili a manqué à cette obligation ;
c) le Chili doit s'acquitter de ladite obligation de bonne foi, de manière prompte et formelle, dans un délai raisonnable et de manière effective, afin d'octroyer à la Bolivie un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique. »
12. Dans le mémoire, les conclusions ci-après ont été présentées au nom du Gouvernement de la Bolivie :
« Pour les raisons exposées dans ce mémoire, tout en se réservant le droit de compléter, préciser ou modifier les présentes conclusions, la Bolivie prie la Cour de dire et juger que :
a) le Chili a l'obligation de négocier avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique ;
b) le Chili a manqué à cette obligation ; et
c) le Chili doit s'acquitter de ladite obligation de bonne foi, de manière prompte et formelle, dans un délai raisonnable et de manière effective, afin d'octroyer à la Bolivie un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique. »
13. Les conclusions ci-après ont été présentées au nom du Gouvernement du Chili dans l'exception préliminaire :
« Pour les motifs exposés dans les chapitres précédents, le Chili prie respectueusement la Cour de dire et juger que :
la demande présentée par la Bolivie à l'encontre du Chili ne relève pas de la compétence de la Cour. »
Les conclusions ci-après ont été présentées au nom du Gouvernement de la Bolivie dans l'exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur l'exception préliminaire :
« En conséquence, la Bolivie prie respectueusement la Cour de :
a) rejeter l'exception d'incompétence soulevée par le Chili ;
b) dire et juger que la demande présentée par la Bolivie relève de sa compétence. »
14. Dans la procédure orale sur l'exception préliminaire, les conclusions ci-après ont été présentées par les Parties :
Au nom du Gouvernement du Chili,
à l'audience du 7 mai 2015 :
« La République du Chili prie respectueusement la Cour de dire et juger que la demande présentée par la Bolivie à l'encontre du Chili ne relève pas de la compétence de la Cour. »
Au nom du Gouvernement de la Bolivie,
à l'audience du 8 mai 2015 :
« [L]'Etat plurinational de Bolivie prie respectueusement la Cour de :
a) rejeter l'exception d'incompétence soulevée par le Chili ;
b) dire et juger que la demande présentée par la Bolivie relève de sa compétence. »
*
* *I. Contexte
15. Située en Amérique du Sud, la Bolivie est bordée au sud-ouest par le Chili, à l'ouest par le Pérou, au nord et à l'est par le Brésil, au sud-est par le Paraguay et au sud par l'Argentine. Elle ne possède pas de littoral. Le Chili, quant à lui, a une frontière terrestre commune avec le Pérou au nord, la Bolivie au nord-est et l'Argentine à l'est. A l'ouest, sa côte continentale fait face à l'océan Pacifique.
16. Le Chili et la Bolivie obtinrent leur indépendance de l'Espagne en 1818 et en 1825, respectivement. A l'époque, la Bolivie possédait un littoral de plusieurs centaines de kilomètres le long de l'océan Pacifique. Le 10 août 1866, les deux Etats signèrent un traité de limites territoriales établissant entre eux une « ligne de démarcation de frontières » qui séparait leurs territoires côtiers voisins. Cette ligne fut confirmée en tant que ligne frontière dans le traité de limites que la Bolivie et le Chili signèrent le 6 août 1874. En 1879, le Chili déclara la guerre au Pérou et à la Bolivie, déclenchant ainsi la guerre dite du Pacifique, au cours de laquelle il occupa le territoire côtier bolivien. Les hostilités entre la Bolivie et le Chili s'achevèrent en 1884 avec la signature, à Valparaiso, d'une convention d'armistice. Cet instrument prévoyait notamment que le Chili continuerait d'administrer la région côtière. La Bolivie, en conséquence de ces événements, perdit le contrôle de son littoral pacifique. En 1895, les deux Etats signèrent un accord de cession territoriale, qui n'entra cependant jamais en vigueur. Celui-ci comprenait des dispositions devant permettre à la Bolivie de recouvrer un accès à la mer, sous réserve que le Chili acquît la souveraineté sur certains territoires. Le 20 octobre 1904, les Parties signèrent un traité de paix et d'amitié (ci-après le « traité de paix de 1904 »), qui mit officiellement fin à la guerre du Pacifique entre la Bolivie et le Chili. Conformément à cet instrument, entré en vigueur le 10 mars 1905, l'intégralité du territoire côtier bolivien revint au Chili, et la Bolivie se vit accorder un droit de transit commercial dans les ports chiliens. Certaines dispositions du traité de paix de 1904 sont reproduites ci-après |1| (voir le paragraphe 40).
17. Depuis la conclusion du traité de paix de 1904, les deux Etats ont fait un certain nombre de déclarations et ont eu plusieurs échanges diplomatiques au sujet de la situation de la Bolivie par rapport à l'océan Pacifique (voir les paragraphes 19 et 22 ci-après).
II. Aperçu général des positions des Parties
18. Dans sa requête introductive d'instance et dans son mémoire, la Bolivie prie la Cour de dire et juger que
« a) le Chili a l'obligation de négocier avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique ;
b) le Chili a manqué à cette obligation ;
c) le Chili doit s'acquitter de ladite obligation de bonne foi, de manière prompte et formelle, dans un délai raisonnable et de manière effective, afin d'octroyer à la Bolivie un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique. » (Voir les paragraphes 11 et 12 ci-dessus.)
19. Afin d'étayer l'existence de l'obligation de négocier qu'elle allègue et le manquement à celle-ci, la Bolivie s'appuie sur des « accords, [une] pratique diplomatique et [une] série de déclarations attribuables [aux] plus hauts représentants [du Chili] »». Selon elle, la plupart de ces événements ont eu lieu entre la conclusion du traité de paix de 1904 et 2012.
20. Dans sa requête, la Bolivie entend fonder la compétence de la Cour sur l'article XXXI du pacte de Bogotá, qui se lit comme suit :
« Conformément au paragraphe 2 de l'article 36 du Statut de la Cour internationale de Justice, les Hautes Parties contractantes en ce qui concerne tout autre Etat américain déclarent reconnaître comme obligatoire de plein droit, et sans convention spéciale tant que le présent traité restera en vigueur, la juridiction de la Cour sur tous les différends d'ordre juridique surgissant entre elles et ayant pour objet : a) l'interprétation d'un traité ; b) toute question de droit international ; c) l'existence de tout fait qui, s'il était établi, constituerait la violation d'un engagement international ; d) la nature ou l'étendue de la réparation qui découle de la rupture d'un engagement international. »
21. La Bolivie et le Chili sont tous deux parties au pacte de Bogotá, qui a été adopté le 30 avril 1948. Le Chili l'a ratifié le 21 août 1967 et a déposé son instrument de ratification le 15 avril 1974 ; la Bolivie l'a ratifié le 14 avril 2011 et a déposé son instrument de ratification le 9 juin de la même année.
Lorsque la Bolivie a signé le pacte de Bogotá en 1948, puis lorsqu'elle l'a ratifié en 2011, elle a formulé une réserve à l'article VI. Cet article dispose que
« [l]es procédures [énoncées dans le pacte] ne pourront ... s'appliquer ni aux questions déjà réglées au moyen d'une entente entre les parties, ou d'une décision arbitrale ou d'une décision d'un tribunal international, ni à celles régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du présent Pacte ».
La réserve de la Bolivie était ainsi libellée :
« La délégation de la Bolivie formule une réserve en ce qui concerne l'article VI, car elle estime que les procédures pacifiques peuvent également s'appliquer aux différends relatifs à des questions résolues par arrangement entre les parties, lorsque pareil arrangement touche aux intérêts vitaux d'un Etat. »
Le Chili a élevé une objection contre cette réserve. Cette dernière ayant été retirée le 10 avril 2013, la Bolivie précise que, à la date de l'introduction de l'instance, le 24 avril 2013, aucune réserve excluant la compétence de la Cour formulée par l'une ou l'autre Partie n'était en vigueur. Le Chili ne conteste pas ce point et déclare que le retrait de la réserve de la Bolivie a eu pour effet de faire entrer en vigueur le pacte de Bogotá entre les Parties.
22. Dans son exception préliminaire, le Chili affirme que, par l'effet de l'article VI du pacte de Bogotá, la Cour n'a pas compétence en vertu de l'article XXXI de ce même instrument pour se prononcer sur le différend soumis par la Bolivie. Il soutient que les questions en litige dans la présente affaire sont la souveraineté territoriale et la nature de l'accès de la Bolivie à l'océan Pacifique. Se référant à l'article VI du pacte de Bogotá, il fait valoir que ces questions ont été réglées au moyen d'une entente, énoncée dans le traité de paix de 1904, et qu'elles demeurent régies par ce traité, qui était en vigueur à la date de la signature du pacte. Selon le Chili, les « accords, [la] pratique diplomatique et [les] déclarations »» invoqués par la Bolivie (voir le paragraphe 19 ci-dessus) portent, « en substance, sur la même question réglée et régie par le traité [de paix de 1904] ».
23. La Bolivie considère que l'exception préliminaire du Chili est « manifestement dépourvue de fondement » car il y est fait « une interprétation erronée de l'objet du différend » qui oppose les Parties. La Bolivie affirme que le différend a pour objet l'existence d'une obligation incombant au Chili de négocier de bonne foi un accès souverain de la Bolivie à l'océan Pacifique et le manquement à ladite obligation. Selon elle, cette obligation existe indépendamment du traité de paix de 1904. En conséquence, la Bolivie fait valoir que les questions en litige en la présente espèce ne constituent pas des questions réglées ou régies par le traité de paix de 1904, au sens de l'article VI du pacte de Bogotá, et que la Cour a compétence en vertu de l'article XXXI de ce dernier.
*
* *24. Dans son exception préliminaire, le Chili fait essentiellement valoir que l'objet de la demande de la Bolivie entre dans les prévisions de l'article VI du pacte de Bogotá. La Cour observe toutefois que la question que le Chili considère comme étant exclue de sa compétence par l'effet de cet article (voir le paragraphe 22 ci-dessus) ne correspond pas à l'objet du différend tel que la Bolivie l'a décrit (voir le paragraphe 23 ci-dessus). En conséquence, il est nécessaire pour la Cour de commencer par exposer ses propres vues concernant l'objet du différend et de parvenir à ses propres conclusions à ce sujet. Elle se penchera ensuite sur le point de savoir si les questions en litige sont des questions « réglées » ou « régies » par le traité de paix de 1904.
III. Objet du différend
25. Le paragraphe 1 de l'article 40 du Statut de la Cour et le paragraphe 1 de l'article 38 de son Règlement imposent au demandeur d'indiquer dans sa requête ce qui constitue selon lui l'« objet du différend » ; la requête doit également indiquer la « nature précise de la demande » (paragraphe 2 de l'article 38 du Règlement de la Cour ; Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 448, par. 29).
26. C'est cependant à la Cour qu'il appartient de définir, sur une base objective, l'objet du différend qui oppose les parties, c'est-à-dire de « circonscrire le véritable problème en cause et de préciser l'objet de la demande » (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 466, par. 30). A cette fin, la Cour examine la position des deux parties, « tout en consacrant une attention particulière à la formulation du différend utilisée par le demandeur » (Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 448, par. 30 ; voir également Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 848, par. 38). La Cour rappelle que, aux termes de son Règlement, la requête doit indiquer les « faits et moyens sur lesquels [la] demande repose », et le mémoire, contenir un exposé des « faits sur lesquels [celle-ci] est fondée » (paragraphe 2 de l'article 38 et paragraphe 1 de l'article 49, respectivement). Pour identifier l'objet du différend, la Cour se fonde sur la requête, ainsi que sur les exposés écrits et oraux des parties. Elle tient notamment compte des faits que le demandeur invoque à l'appui de sa demande (voir Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 263, par. 30 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 467, par. 31 ; Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 449, par. 31 ; p. 449-450, par. 33).
* *
27. Dans sa requête, la Bolivie indique que le différend qui l'oppose au Chili porte sur « l'obligation du Chili de négocier de bonne foi et de manière effective avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique ». Elle précise également que « [l]'objet du différend réside dans a) l'existence de cette obligation, b) le manquement à cette obligation par le Chili et c) le devoir du Chili de se conformer à ladite obligation ». Le mémoire de la Bolivie va dans le même sens (voir le paragraphe 18 ci-dessus).
28. Le Chili affirme que la demande de la Bolivie a pour objet la souveraineté territoriale et la nature de l'accès de la Bolivie à l'océan Pacifique. Il ne conteste pas que, dans sa requête, la Bolivie a présenté sa demande comme ayant trait à une obligation de négocier. Cependant, il soutient que cette obligation imposerait en réalité de mener des négociations dont le résultat – l'octroi à la Bolivie d'un accès souverain à l'océan Pacifique – serait prédéterminé, seuls les détails de cet accès souverain, tels que l'étendue et l'emplacement du territoire concerné, étant matière à négociations. Selon le Chili, la Bolivie ne cherche donc pas à mener des négociations ouvertes fondées sur des échanges de bonne foi mais des négociations dont le résultat aurait été prédéterminé par voie judiciaire. Le Chili estime que cette prétendue obligation de négocier devrait être considérée comme un « moyen ... artificiel » de mettre en œuvre le droit allégué de la Bolivie à un accès souverain à l'océan Pacifique.
29. Le Chili allègue également que la Bolivie ne pourrait se voir octroyer un accès souverain à la mer qu'au moyen de la revision ou de l'annulation du traité de paix de 1904. En effet, toute négociation débouchant sur l'octroi de pareil accès modifierait la répartition de la souveraineté territoriale entre les Parties et la nature de l'accès de la Bolivie à la mer dont celles-ci sont convenues dans cet instrument. Le Chili fait donc valoir que, par sa requête, la Bolivie cherche à obtenir que « soit revisé l'arrangement, conclu en 1904, concernant la souveraineté territoriale et la nature de son accès à la mer ».
30. La Bolivie rétorque que le Chili dénature le différend qui fait l'objet de sa requête. Elle souligne qu'elle demande à la Cour, dans cette requête, de conclure que le Chili a l'obligation de négocier un accès souverain à la mer. Selon elle, la question du résultat de ces négociations et celle des modalités précises de l'accès souverain ne sont pas du ressort de la Cour, mais doivent faire l'objet d'un futur accord que les Parties négocieront de bonne foi. La Bolivie ajoute qu'il n'existe aucun différend concernant la validité du traité de paix de 1904, dont elle ne cherche pas, en la présente instance, à obtenir la revision ou l'annulation. Elle estime que l'obligation de négocier qu'elle allègue existe indépendamment de cet instrument et parallèlement à celui-ci.
* *
31. La Cour observe que, conformément au paragraphe 2 de l'article 38 du Règlement, la requête indique les faits et moyens sur lesquels repose la demande. A l'appui de son affirmation, selon laquelle il existe une obligation de négocier un accès souverain à la mer, la Bolivie se réfère, dans sa requête, à des « accords », à une « pratique diplomatique » et à « une série de déclarations attribuables [aux] plus hauts représentants [du Chili] ». Elle y soutient également que le Chili – contrairement à la position qu'il avait lui-même adoptée – a par la suite rejeté et nié l'existence de ladite obligation, en 2011 et 2012, et qu'il a manqué à cette obligation. Dans sa requête, la Bolivie n'invoque pas le traité de paix de 1904 en tant que source de droits ou d'obligations pour l'une ou l'autre Partie, pas plus qu'elle ne demande à la Cour de se prononcer sur le statut juridique de cet instrument. Telle qu'elle se présente, la requête porte donc sur un différend relatif à l'existence d'une obligation de négocier un accès souverain à la mer et au manquement à cette obligation.
32. Selon le Chili, la Cour devrait écarter la présentation du différend faite par la Bolivie dans la requête, au motif que celle-ci masquerait le véritable objet de la demande de la Bolivie, c'est-à-dire la souveraineté territoriale et la nature de l'accès de la Bolivie à l'océan Pacifique. Ainsi que la Cour l'a relevé par le passé, les requêtes qui lui sont soumises portent souvent sur un différend particulier qui s'est fait jour dans le cadre d'un désaccord plus large entre les parties (Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85-86, par. 32 ; voir également Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 91-92, par. 54 ; Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d'Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 19-20, par. 36-37). La Cour considère que, même si l'on peut supposer que l'accès souverain à l'océan Pacifique constitue l'objectif ultime de la Bolivie, il convient d'établir une distinction entre cet objectif et le différend lié, mais distinct, qui lui a été présenté dans la requête ; celui-ci réside dans la question de savoir si le Chili a l'obligation de négocier un accès souverain de la Bolivie à la mer et, dans l'hypothèse où cette obligation existerait, si le Chili y a manqué. Dans sa requête, la Bolivie ne demande pas à la Cour de dire et juger qu'elle a droit à pareil accès.
33. S'agissant de l'assertion du Chili suivant laquelle l'objet du différend est formulé de manière artificielle dans la requête, au motif que la décision sollicitée par la Bolivie donnerait lieu à des négociations dont le résultat serait prédéterminé par voie judiciaire et à une modification du traité de paix de 1904, la Cour rappelle que la Bolivie ne lui demande pas de dire qu'elle a droit à un accès souverain à la mer, ni de se prononcer sur le statut juridique dudit traité. En outre, si la présente affaire devait être examinée au fond, la Cour serait amenée, au vu de la demande de la Bolivie, à se pencher sur les argumentations respectives des Parties concernant l'existence, la nature et le contenu de l'obligation alléguée de négocier un accès souverain. Même à supposer, arguendo, que la Cour conclue à l'existence de pareille obligation, il ne lui appartiendrait pas de prédéterminer le résultat de toute négociation qui se tiendrait en conséquence de cette obligation.
34. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l'objet du différend réside dans la question de savoir si le Chili a l'obligation de négocier de bonne foi un accès souverain de la Bolivie à l'océan Pacifique et, dans l'affirmative, si le Chili a manqué à cette obligation.
*
35. La Cour rappelle que les demandes que la Bolivie a formulées dans sa requête et les conclusions présentées dans son mémoire se rapportent à une « obligation de négocier ... en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique ». La Bolivie a affirmé à maintes reprises que le Chili avait l'« obligation de négocier un accès souverain à la mer ». Le Chili a également utilisé, dans ses exposés écrits et oraux, les termes d'« accès souverain à la mer ».
Lorsqu'un membre de la Cour a demandé à chacune des Parties de préciser quel était, selon elle, le sens de l'expression « accès souverain à la mer », la Bolivie a répondu que la question de « l'existence et [du] contenu précis » de l'obligation alléguée de négocier pareil accès ne devait pas être tranchée au stade préliminaire de l'instance mais lors de la phase de l'examen au fond. Le Chili, quant à lui, a répondu que la Bolivie avait, dans sa requête et son mémoire, employé l'expression « accès souverain à la mer » pour désigner le transfert ou la cession à la Bolivie d'un territoire chilien, et que cette expression revêtait le même sens dans son exception préliminaire.
36. Compte tenu de ces observations faites par les Parties, la Cour souligne que l'emploi, dans le présent arrêt, des expressions « accès souverain » et « négocier un accès souverain » ne saurait être interprété comme reflétant ses vues quant à l'existence, à la nature ou au contenu d'une prétendue obligation de négocier incombant au Chili.
IV. Point de savoir si les questions en litige devant la Cour entrent dans les prévisions de l'article VI du Pacte de Bogotá
37. La Cour commencera par présenter le régime de compétence établi par le pacte de Bogotá. Elle rappelle que cet instrument contient un certain nombre de dispositions relatives au règlement judiciaire des différends. Aux termes de l'article XXXI, les parties au pacte reconnaissent la juridiction obligatoire de la Cour à l'égard de tous les différends d'ordre juridique surgissant entre elles et portant sur les questions énumérées dans ce même article (voir le paragraphe 20 ci-dessus).
38. Les autres dispositions pertinentes du pacte de Bogotá sont les articles VI et XXXIII. Ainsi que cela a déjà été indiqué, l'article VI prévoit que
« [l]es procédures [énoncées dans le pacte] ne pourront ... s'appliquer ni aux questions déjà réglées au moyen d'une entente entre les parties, ou d'une décision arbitrale ou d'une décision d'un tribunal international, ni à celles régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du présent pacte ».
Quant à l'article XXXIII du pacte, il se lit comme suit : « Au cas où les parties ne se mettraient pas d'accord sur la compétence de la Cour au sujet du litige, la Cour elle-même décidera au préalable de cette question. »
39. En application de l'article VI du pacte de Bogotá, si la Cour devait conclure, au vu de l'objet du différend tel qu'elle l'a défini au paragraphe 34 ci-dessus, que les questions en litige entre les Parties sont des questions « déjà réglées au moyen d'une entente entre les parties » ou « régies par des accords ou traités en vigueur » au 30 avril 1948, elle n'aurait pas, au regard du pacte de Bogotá, la compétence requise pour se prononcer sur le fond de l'affaire. En conséquence, la Cour va rechercher si les questions en litige sont des questions « réglées » ou « régies » par le traité de paix de 1904.
40. La Cour rappellera ci-après certaines dispositions du traité de paix de 1904, en vigueur au 30 avril 1948. L'article premier de cet instrument a rétabli des relations de paix et d'amitié entre la Bolivie et le Chili, et mis fin au régime instauré par la convention d'armistice de Valparaiso de 1884.
L'article II du traité de paix de 1904 est ainsi libellé : « Par le présent traité, il est reconnu que les territoires occupés par le Chili en vertu de l'article 2 de la convention d'armistice du 4 avril 1884 appartiennent pleinement et à titre perpétuel au Chili. »
Cet article se poursuit en effectuant la délimitation de la frontière entre les deux Etats et en établissant la procédure de démarcation applicable.
A l'article III, les Parties sont convenues de la construction, aux frais du Chili, d'une voie de chemin de fer reliant le port d'Arica au plateau de La Paz.
L'article VI du traité se lit comme suit :
« La République du Chili reconnaît à la Bolivie, à titre perpétuel, le droit de transit commercial le plus complet et inconditionnel sur son territoire et dans ses ports situés sur le Pacifique.
Les deux Gouvernements conviendront, par des actes spéciaux, d'une méthode permettant d'assurer, sans préjudice de leurs intérêts fiscaux respectifs, la mise en œuvre de ce qui précède. »
L'article VII prévoit que
« [l]a République de Bolivie aura le droit d'établir des postes douaniers dans les ports qu'elle désignera aux fins de ses échanges commerciaux. Elle désigne dès à présent à cette fin les ports d'Antofagasta et d'Arica.
Les postes douaniers veilleront à ce que les marchandises en transit soient directement acheminées de l'embarcadère à la gare, puis chargées et transportées jusqu'aux douanes boliviennes dans des wagons fermés et scellés, accompagnées du bordereau de transport indiquant le nombre et le poids des colis ainsi que leurs désignation, numéro et contenu, qui sera remis contre accusé de réception. »
Quant aux articles VIII, IX, X et XI, ils régissent certains aspects des échanges commerciaux entre les Parties, ainsi que des questions douanières et le transit de marchandises. Enfin, par les articles IV et V, le Chili a pris d'autres engagements financiers en faveur de la Bolivie.
* *
41. Selon le Chili, l'article VI du pacte de Bogotá exclut incontestablement le présent différend de la compétence de la Cour. Le Chili fait valoir que cette disposition avait pour but d'empêcher que les procédures de règlement des différends énoncées dans cet instrument, et notamment les voies de recours judiciaires, puissent être utilisées « afin de rouvrir des questions déjà réglées entre les parties au pacte par une décision judiciaire internationale ou par un traité » (citant Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 858, par. 77).
42. Il allègue qu'une distinction doit être établie entre les deux branches de l'article VI, estimant qu'une question est « réglée » au moyen d'une entente si elle a été résolue par celle-ci, tandis qu'une question est « régie » par un traité si le traité en question réglemente la relation existant entre les parties concernant cette question. Le Chili conclut que, dans le cas d'espèce, la souveraineté territoriale et la nature de l'accès de la Bolivie à l'océan Pacifique sont des questions tant « réglées » que « régies » par le traité de paix de 1904.
43. A cet égard, le Chili affirme tout d'abord que l'article II du traité de paix de 1904 constitue un règlement territorial global entre les deux Etats et que, partant, la question de la souveraineté territoriale est une question réglée et régie par cette disposition. Le Chili soutient également que cet article a les composantes matérielles suivantes :
« Premièrement, il traite de la souveraineté chilienne sur ce qui avait été, jusqu'à la guerre du Pacifique de 1879, le département bolivien du littoral. Deuxièmement, il délimite la frontière entre les deux Etats, du sud au nord, dans le secteur des provinces chiliennes d'Antofagasta et de Tarapaca. Troisièmement, il délimite, d'un commun accord entre le Chili et la Bolivie, la ligne frontière dans le secteur de Tacna et d'Arica. Quatrièmement, il prévoit la démarcation de la frontière dans son intégralité. »
44. Deuxièmement, le Chili soutient que la question de la nature de l'accès de la Bolivie à la mer est une question réglée et régie par les articles VI et VII du traité de paix de 1904, qui ont respectivement trait au droit de transit commercial perpétuel de la Bolivie et au droit de celle-ci d'établir des postes douaniers dans les ports chiliens.
45. Troisièmement, le Chili affime que les articles III à XI – et, plus particulièrement, les articles VI et VII – énoncent des ententes et engagements conventionnels régissant certains éléments cruciaux pour l'avenir des relations entre les Parties.
46. Le Chili conclut de ce qui précède que le libellé du traité de paix de 1904 ne laisse subsister aucun doute quant au fait que la « souveraineté territoriale » et la « nature de l'accès de la Bolivie à l'océan Pacifique » sont des questions réglées et régies par cet instrument.
*
47. La Bolivie, pour sa part, affirme que sa demande est fondée sur le fait que
« le Chili a, indépendamment du traité de 1904, consenti à négocier avec la Bolivie en vue d'octroyer à celle-ci un accès souverain à l'océan Pacifique. C'est parce que cette question n'avait pas été « réglée » par le traité de 1904 que les deux Parties sont par la suite convenues de négocier à cette fin. » (Les italiques sont dans l'original.)
La Bolivie soutient que les Parties ont négocié au sujet de cette question qui demeurait pendante jusqu'à ce que, en 2011, le Chili répudie son obligation de négocier. Elle ajoute que celui-ci doit se conformer à son obligation de négocier un accès souverain de la Bolivie à l'océan Pacifique et qu'il ne saurait raisonnablement invoquer le traité de paix de 1904 pour prétendre que l'article VI du pacte de Bogotá fait obstacle à la compétence de la Cour.
48. Bien que souscrivant à la description du but de l'article VI faite par le Chili (voir le paragraphe 41 ci-dessus), la Bolivie considère que la manière dont celui-ci interprète cette disposition est trop large. En outre, elle fait valoir que le Chili ne tire aucune conclusion pratique de la distinction qu'il établit entre les deux branches de cet article. A cet égard, elle fait référence à l'affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), dans laquelle la Cour a jugé que,
« dans les circonstances propres à [l']espèce, aucune distinction quant aux effets juridiques n'[était] à faire, aux fins de l'application de l'article VI du pacte, entre une question « réglée » et une question « régie » par le traité de 1928. Compte tenu de ce qui précède, la Cour utilisera dans la suite de l'arrêt le mot « réglée ». » (Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil2007 (II), p. 848, par. 39.)
La Bolivie estime que, dans la présente affaire, il n'existe pas non plus de différence substantielle entre les termes « réglée » et « régie » aux fins de l'application de l'article VI du pacte.
49. La Bolivie fait valoir que, quand bien même l'interprétation chilienne des deux branches de l'article VI devrait être retenue, il conviendrait néanmoins de rejeter l'exception du Chili étant donné que le traité de paix de 1904 n'a pas pu régler un différend qui n'existait pas à cette date et qu'il ne saurait régir des questions telles que celles qu'elle a soulevées, questions qui n'entraient pas dans les prévisions de cet instrument. Elle soutient que, en décrivant de manière erronée sa demande comme ayant trait à la « souveraineté territoriale et à la nature de son accès à la mer » – et non à « l'existence de l'obligation, à laquelle le Chili a consenti, de négocier un accès souverain à l'océan Pacifique, et [au] non-respect de cette obligation », ainsi qu'elle l'a définie dans sa requête et son mémoire –, le Chili conclut à tort que les questions en litige en la présente espèce sont des questions « réglées et régies par le traité de paix de 1904 » et que la Bolivie cherche simplement à « reviser ou annuler » cet instrument.
* *
50. Ainsi que la Cour l'a établi ci-dessus, l'objet du différend est la question de savoir si le Chili a l'obligation de négocier de bonne foi un accès souverain de la Bolivie à l'océan Pacifique et, dans l'affirmative, si le Chili a manqué à cette obligation (voir le paragraphe 34 ci-dessus). Les dispositions du traité de paix de 1904 citées au paragraphe 40 ne traitent ni expressément ni implicitement de la question d'une obligation qui incomberait au Chili de négocier avec la Bolivie un accès souverain à l'océan Pacifique. En conséquence, la Cour considère que les questions en litige ne sont ni « réglées au moyen d'une entente entre les parties, ou d'une décision arbitrale ou d'une décision d'un tribunal international », ni « régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du [pacte de Bogotá] », au sens de l'article VI du pacte de Bogotá. Cette conclusion s'impose indépendamment du point de savoir si, comme le soutient le Chili, les deux branches de l'article VI ont une portée différente (voir le paragraphe 42 ci-dessus). En conséquence, la Cour ne juge pas nécessaire, dans les circonstances de la présente espèce, de déterminer s'il y a lieu de faire une distinction entre les effets juridiques de ces deux branches.
51. La Cour rappelle que les Parties ont présenté leurs vues respectives sur les « accords, [la] pratique diplomatique et ... [les] déclarations » invoqués par la Bolivie pour étayer sa demande au fond (voir les paragraphes 19 et 22 ci-dessus). Elle considère que, aux fins de se prononcer sur la question de sa compétence, il n'est ni nécessaire ni approprié d'examiner ces éléments.
*
* *52. Ainsi qu'il a déjà été indiqué, le Chili soutient, dans ses conclusions, que la Cour devrait se déclarer incompétente (voir le paragraphe 14 ci-dessus). La Bolivie, quant à elle, demande à la Cour, dans ses conclusions, de rejeter l'exception d'incompétence soulevée par le Chili (voir le paragraphe 14 ci-dessus). A titre subsidiaire, la Bolivie allègue que, si la Cour examinait l'exception du Chili sur la base de l'objet du différend tel que défini par celui-ci, alors ladite exception constituerait une réfutation de son argumentation au fond et, partant, n'aurait pas un caractère exclusivement préliminaire. Comme indiqué plus haut, la Cour ne souscrit pas à la définition de l'objet du différend faite par le Chili (voir le paragraphe 34). L'argument subsidiaire de la Bolivie est donc sans objet.
53. La Cour rappelle cependant qu'il lui appartient de déterminer si, dans les circonstances de l'espèce, une exception est dépourvue de caractère exclusivement préliminaire au sens du paragraphe 9 de l'article 79 de son Règlement. En pareille hypothèse, la Cour doit s'abstenir de retenir ou de rejeter l'exception au stade préliminaire, mais réserver sa décision à cet égard pour la suite de la procédure. En la présente affaire, elle considère cependant qu'elle dispose de tous les éléments requis pour statuer sur l'exception du Chili et qu'elle est en mesure d'établir si les questions en litige sont des questions « réglées » ou « régies » par le traité de paix de 1904 sans trancher le différend, ou certains de ses éléments, au fond (Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 852, par. 51). La Cour en conclut qu'elle n'est pas empêchée de se prononcer sur l'exception du Chili au présent stade de la procédure.
V. Conclusion de la Cour concernant l'exception préliminaire
54. Au vu de l'objet du différend tel qu'il a été défini plus haut (voir le paragraphe 34 ci-dessus), la Cour conclut que les questions en litige ne sont pas des questions « déjà réglées au moyen d'une entente entre les parties, ou d'une décision arbitrale ou d'une décision d'un tribunal international », ou « régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du [pacte de Bogotá] ». En conséquence, l'article VI ne fait pas obstacle à la compétence que lui confère l'article XXXI du pacte de Bogotá. L'exception préliminaire d'incompétence soulevée par le Chili doit donc être écartée.
55. Conformément au paragraphe 9 de l'article 79 du Règlement de la Cour, celle-ci fixera par ordonnance les délais pour la suite de la procédure.
*
* *56. Par ces motifs,
La Cour,
1) Par quatorze voix contre deux,
Rejette l'exception préliminaire soulevée par la République du Chili ;
pour : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Tomka, Bennouna, Cançado Trindade, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, Sebu-tinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
contre : M. Gaja, juge ; Mme Arbour, juge ad hoc ;
2) Par quatorze voix contre deux,
Dit qu'elle a compétence, sur la base de l'article XXXI du pacte de Bogotá, pour connaître de la requête déposée par l'Etat plurinational de Bolivie le 24 avril 2013.
pour : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Tomka, Bennouna, Cançado Trindade, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
contre : M. Gaja, juge ; Mme Arbour, juge ad hoc.
Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le vingt-quatre septembre deux mille quinze, en trois exemplaires, dont l'un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de l'Etat plurinational de Bolivie et au Gouvernement de la République du Chili.
Le président,
(Signé) Ronny Abraham.Le greffier,
(Signé) Philippe Couvreur.M. le juge Bennouna joint une déclaration à l'arrêt ; M. le juge Cançado Trindade joint à l'arrêt l'exposé de son opinion individuelle ; M. le juge Gaja joint une déclaration à l'arrêt ; Mme la juge ad hoc Arbour joint à l'arrêt l'exposé de son opinion dissidente.
(Paraphé) R.A.
(Paraphé) Ph.C.
Déclaration de M. le juge Bennouna
Options offertes par le paragraphe 9 de l'article 79 du Règlement –Démarche à suivre par la Cour pour une bonne administration de la justice –Caractère exclusivement préliminaire de l'exception.
Il m'a paru nécessaire, dans cette affaire, au stade de l'exception préliminaire d'incompétence soulevée par le Chili, de clarifier la démarche et le rôle auxquels la Cour devrait s'en tenir.
Aux termes du paragraphe 9 de l'article 79 du Règlement :
«La Cour, après avoir entendu les parties, statue dans un arrêt par lequel elle retient l'exception, la rejette ou déclare que cette exception n'a pas dans les circonstances de l'espèce un caractère exclusivement préliminaire. Si la Cour rejette l'exception ou déclare qu'elle n'a pas un caractère exclusivement préliminaire, elle fixe les délais pour la suite de la procédure.»
Les deux premières options, soit le fait de retenir ou de rejeter l'exception, sont des décisions adoptées à ce stade de la procédure, par contre, la troisième option, consistant à déclarer que l'exception n'a pas un caractère exclusivement préliminaire, revient à différer la décision au stade du fond.
La nouvelle mouture du paragraphe 7 de l'article 67 du Règlement, qui a été révisé en 1972 (devenu, en 1978, le paragraphe 7 de l'article 79 du Règlement puis, en 2001, le paragraphe 9 de cette même disposition), fait suite aux critiques qui ont été adressées à la Cour dans la mise en œuvre de la version précédente de cette disposition, le paragraphe 5 de l'article 62 selon lequel «[l]a Cour, après avoir entendu les parties, statue sur l'exception ou la joint au fond».
Il s'agit essentiellement de critiques formulées à l'occasion de l'affaire de la Barcelona Traction où la Cour, dans son arrêt du 24 juillet 1964 sur les exceptions préliminaires, a décidé de joindre au fond deux exceptions. Ainsi que l'a rappelé le juge Eduardo Jiménez de Aréchaga, membre du comité de révision du Règlement :
«In the latter case [Barcelona Traction], the Court developed a reasoning which has been interpreted as signifying that a joinder is no longer an extreme or exceptional measure, but one which the Court could and would freely adopt whenever it considered that the necessity of avoiding a prejudgement of the merits or the interests of the good administration of justice required such action.» («The Amendments of the Rules of Procedure of the International Court of Justice», American Journal of International Law, vol. 67, nº 1, 1973, p. 13-14.)
Cette préoccupation était au centre de la réflexion du comité de révision du Règlement. Il s'agissait de limiter le recours à la jonction de l'exception au fond, si ce n'est même de la supprimer purement et simplement. Il avait été suggéré, notamment, que la Cour puisse déclarer irrecevable une exception qui touche au fond de l'affaire. C'est dans ces conditions que le comité devait proposer la prise en compte des circonstances propres à chaque affaire, afin que la Cour considère qu'une exception n'a pas un caractère exclusivement préliminaire. Il reviendra ensuite à l'Etat concerné de la soulever, à nouveau, au stade du fond.
Quoi qu'il en soit, la révision de 1972 a été inspirée par la volonté de restreindre le recours abusif à la procédure de l'exception préliminaire, sachant pertinemment qu'un Etat a toujours le droit de soulever une exception d'incompétence ou d'irrecevabilité lors de la procédure au fond de l'affaire en cause. La Cour avait souligné dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 30-31, par. 41 : est clair avant tout que les questions de compétence sont de celles qui doivent être résolues au stade préliminaire de la procédure». En effet, ce n'est qu'exceptionnellement que la Cour pourra déclarer le caractère non exclusivement préliminaire de l'exception, lorsqu'elle ne dispose pas de tous les éléments requis pour statuer ou que cela reviendrait, ce faisant, à préjuger le différend, ou certains de ses aspects, au fond.
Ainsi, lorsqu'une exception préliminaire d'incompétence est soulevée devant la Cour, comme dans la présente affaire, celle-ci doit l'apprécier, après avoir entendu les Parties, et se prononcer à son sujet pour la retenir ou la rejeter. Elle n'est pas tenue, par le paragraphe 9 de l'article 79, de la qualifier d'abord de préliminaire. En la retenant ou en la rejetant, elle la considère implicitement comme préliminaire. Cette démarche est conforme à une bonne administration de la justice.
Je considère, en conséquence, que les paragraphes 52 et 53 de l'arrêt sont superflus et malvenus. La Cour avait déjà défini l'objet du différend qui lui a été soumis (paragraphe 34) et avait écarté l'exception soulevée par le Chili, sur la base de l'article VI du pacte de Bogota. En effet, elle avait conclu que les questions en litige n'étaient ni «réglées au moyen d'une entente entre les parties, ou d'une décision arbitrale ou d'une décision d'un tribunal international» ni «régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du [pacte de Bogota]», au sens de l'article VI de ce texte (paragraphe 50). Dès lors, on ne comprend pas pourquoi la Cour est revenue, aux paragraphes 52 et 53 de l'arrêt, sur un argument que la Bolivie avait simplement avancé, à titre subsidiaire, selon lequel au cas où la Cour accepterait la définition de l'objet du différend proposée par le Chili, l'exception que celui-ci a soulevée n'aurait plus un caractère exclusivement préliminaire. Or, un tel argument était devenu sans objet, à partir du moment où la Cour avait écarté ladite définition proposée par le Chili. On ne voit pas, par conséquent, pourquoi la Cour a consacré des développements inutiles à la question du caractère exclusivement préliminaire de l'exception, juste avant de formuler la conclusion finale de l'arrêt.
(Signé) Mohamed Bennouna.
Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade
Table des matières
[Traduction]
I. Prolégomènes
1. J'ai voté en faveur de l'arrêt adopté ce jour, 24 septembre 2015, sur l'exception préliminaire soulevée en l'affaire relative à l'Obligation de négocier un accès à l'océan Pacifique – qui oppose la Bolivie au Chili –, arrêt par lequel la Cour a jugé qu'elle avait compétence pour connaître de la demande qui lui a été présentée sur la base de l'article XXXI du traité américain de règlement pacifique de 1948 (le pacte de Bogotá). Certains aspects de la question ainsi tranchée – aspects, selon moi, importants pour bien l'appréhender – n'ayant cependant pas été correctement exprimés dans le raisonnement de la Cour, je m'estime tenu de les développer dans le présent exposé de mon opinion individuelle.
2. Je considère notamment que la Cour a réservé un traitement par trop succinct au régime juridictionnel institué par le pacte de Bogotá – et, en particulier, à la clause qui lui confère compétence (l'article XXXI du pacte) (par. 37 et 54) –, ainsi qu'à la disposition pertinente de son Règlement (le paragraphe 9 de l'article 79) (par. 52-53). Pour mieux étayer son raisonnement, la Cour aurait dû, selon moi, approfondir son analyse de ces dispositions, étant donné que le demandeur alléguait que la définition de l'objet du présent différend faite par le défendeur constituait une réfutation de son argumentation au fond (par. 52).
3. Je suis d'avis que la Cour aurait dû accorder à l'article XXXI du pacte et au paragraphe 9 de l'article 79 de son Règlement la même attention que celle qu'elle a accordée à l'article VI du pacte (par. 24 et 38-50). Aussi ai-je jugé utile de souligner l'importance que revêtent ces deux dispositions en ce qui concerne le contexte factuel de l'espèce et la manière d'aborder le problème dont la Cour avait à connaître. A cet effet, j'examinerai tout d'abord la question du raisonnement sur les exceptions préliminaires et le fond, dans le cadre de la quête de justice.
4. Je m' intéresserai ensuite au rapport entre la base de compétence et le fond dans la jurisprudence de la Cour de la Haye (la CPJI et la CIJ), l'accent ayant, dans un premier temps, été mis sur la jonction d'exceptions préliminaires au fond, puis sur le caractère non exclusivement «préliminaire» de certaines exceptions d'incompétence (et d'irrecevabilité). Puis je me pencherai sur la question de l'importance des principes généraux du droit international procédural – en ce qu'ils sont liés aux fondements de l'ordre juridique international –, ainsi que sur le rôle que jouent ces principes dans les différentes procédures incidentes des affaires contentieuses (exceptions préliminaires, mesures conservatoires, demandes reconventionnelles et interventions) et en cas de jonction d'instances, mais aussi dans les procédures consultatives.
5. Après avoir fait le point sur ces questions, j'exposerai mes réflexions sur les principes généraux du droit international, la doctrine latino-américaine et l'importance du pacte de Bogotá de 1948. Je pourrai alors enfin, et ce n'est pas le moins important, formuler mes conclusions quant à la troisième voie prévue au paragraphe 9 de l'article 79 du Règlement de la Cour, à savoir le fait de considérer qu'une exception n'a pas un caractère exclusivement préliminaire, ce qui conduit à ouvrir la phase de l'examen au fond.
II. Les exceptions préliminaires et le fond : le raisonnement dans le cadre de la quête de justice
6. Je commencerai par souligner que le fait d'établir, d'un point de vue procédural, une séparation nette entre la phase des exceptions préliminaires et celle de l'examen au fond reflète la vieille conception volontariste-positiviste de la justice internationale, qui repose sur le consentement des Etats. Or, en dépit de la prédominance de l'approche positiviste à l'époque de la Cour permanente de Justice internationale (CPJI), celle-ci n'a pas tardé à reconnaître la nécessité de joindre certaines exceptions préliminaires au fond (voir ci-après). A cet égard, il est plus probable qu'une exception d'incompétence ratione materiae puisse être liée au fond d'une affaire qu'une exception d'incompétence ratione personae ou ratione temporis |1|. Je m' efforcerai d'expliciter ce point dans les développements qui vont suivre.
7. Ce qu'il convient de préciser d'emblée, c'est que la quête de justice transcende toute conception par trop stricte de la procédure judiciaire internationale. Dans l'exposé de mon opinion dissidente joint à l'arrêt qu'a rendu la Cour le 1er avril 2011 sur les exceptions préliminaires en l'affaire relative à l'Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), je me suis livré à une analyse critique approfondie de l'approche volontariste appliquée à la compétence de la Cour. N'ayant pas l'intention de répéter ici mon propos sur cette question particulière, je me contenterai de renvoyer aux passages pertinents de ladite opinion (par. 37-63, 79-87, 140, 167 et 181).
8. De plus, la Cour de La Haye (la CPIJ puis la CIJ) s'est montrée, tout au long de son histoire, attentive aux intérêts des parties et à la préservation d'un équilibre entre celles-ci au cours de la procédure ; c' est ce qui explique qu'elle ait constamment recouru au principe de la bonne administration de la justice. La doctrine contemporaine s'est d'ailleurs fait l'écho de l'expression de ce principe dans les procédures incidentes de la Cour |2|.
9. Plusieurs exemples tirés de sa jurisprudence révèlent que la Cour de La Haye s'est toujours fondée sur le principe de la bonne administration de la justice. Peu de temps après sa création, la CPJI, décidant de joindre au fond les exceptions préliminaires que la Lituanie avait soulevées en l'affaire du Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis (ordonnance du 30 juin 1938), a ainsi expressément indiqué que «la Cour p[ouvait] toujours ordonner la jonction des exceptions préliminaires au fond, lorsque les intérêts de la bonne administration de la justice lui en font un devoir» (p. 56).
10. Par la suite, ce célèbre obiter dictum n'a jamais cessé d'être présent à l'esprit de la CPJI, puis de la Cour (voir ci-après). Tandis que celle-ci se penchait longuement sur l'affaire de la Barcelona Traction, il a maintes fois été souligné dans la doctrine du milieu des années 1960 que, même si la jonction au fond apparaissait comme une mesure exceptionnelle, le fait d'établir une séparation nette entre une exception préliminaire et le fond de l'affaire pouvait parfois se révéler fort problématique, la solution consistant alors à opérer pareille jonction. En cas de lien direct entre l'exception et le fond, cela s'imposait comme une nécessité, dans l'intérêt de la bonne administration de la justice |3|.
11. La CPJI, puis la CIJ – et ce, dès le tout début de ses travaux –, ont toujours affirmé que la Cour était maîtresse de sa procédure ; elle ne souscrit pas, et ne saurait souscrire, à des conceptions par trop strictes de sa propre procédure, le raisonnement étant essentiel à sa mission de réalisation de la justice. En ce qui concerne la question des exceptions préliminaires, l'évolution a été fort longue : pendant plusieurs décennies, c'est l'idée d'une «jonction» de certaines exceptions au fond qui a trouvé son expression dans le Règlement de la Cour ; à partir du début des années 1970, une nouvelle procédure a été introduite dans ce texte, étant donné que certaines exceptions à l'examen ne revêtaient pas un caractère exclusivement «préliminaire» (voir ci-après).
III. La base de compétence et le fond : la jurisprudence de la CPJI et de la CJI
1. La jonction d'exceptions préliminaires au fond
12. Peu après sa création, l'ancienne CPJI a décidé de joindre certaines exceptions préliminaires au fond. Elle l'a fait pour la première fois dans l'affaire de l'Administration du prince von Pless (ordonnance du 4 février 1933), dans laquelle elle a déclaré que la question qui lui était soumise relevait du fond de l'affaire et que, partant, elle ne pouvait statuer sur «la question de compétence avant d'avoir entendu les arguments quant au fond» (p. 15). C'est pourquoi elle a décidé de joindre l'exception préliminaire de la Pologne au fond (p. 16).
13. Dans l'affaire Pajzs, Csáky, Esterházy (ordonnance du 23 mai 1936), la CPJI, ayant conclu qu'il existait entre les questions soulevées dans les exceptions de la Yougoslavie et les conclusions de la Hongrie sur le fond des «des rapports trop étroits et une connexité trop intime», a également prescrit la jonction desdites exceptions au fond (p. 9). De la même manière, peu de temps après, dans l'affaire Losinger (ordonnance du 27 juin 1936), elle a de nouveau décidé pareille jonction, ayant considéré que l'argumentation relative à la question de la compétence apparaissait comme «un moyen de défense au fond» (p. 23-24). Enfin, la CPJI a une fois encore ordonné la jonction d'exceptions préliminaires au fond dans l'affaire précitée du Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis (ordonnance du 30 juin 1938, p. 55-56).
14. La Cour a elle aussi rapidement eu à connaître de circonstances qui l'ont conduite à décider de joindre des exceptions préliminaires au fond. Elle l'a fait dans l'affaire relative à Certains emprunts norvégiens (28 septembre 1956), sur la base d'un accord entre les parties (p. 74). Peu de temps après, dans l'affaire du Droit de passage sur territoire indien (arrêt sur les exceptions préliminaires du 26 novembre 1957), elle a précisé que tout examen des cinquième et sixième exceptions préliminaires de l'Inde risquait de préjuger l'affaire au fond et, en conséquence, décidé de joindre lesdites exceptions au fond (p. 150 et 152).
15. Par la suite, dans l'affaire de la Barcelona Traction (arrêt sur les exceptions préliminaires du 24 juillet 1964), la Cour, rappelant sa jurisprudence et celle de sa devancière sur la question (p. 41-42), a également décidé de joindre les troisième et quatrième exceptions préliminaires de l'Espagne au fond (p. 46). C'est en 1972, au lendemain de son long et laborieux examen de l'affaire précitée (1964-1970), qu'elle a jugé utile d'introduire un changement dans le libellé de la disposition pertinente de son Règlement. Celui de la CPJI (qui datait à 1936) prévoyait que la Cour statue sur l'exception préliminaire ou la joigne au fond |4|. Cette disposition avait été reprise dans le Règlement de la Cour de 1946 et était restée inchangée jusqu'en 1972 (voir ci-après). La nouvelle disposition adoptée à cette date a été reprise dans le Règlement de 1978 et dans celui de 2000 (voir ci-après) ; elle est demeurée inchangée jusqu'à ce jour.
2. Le caractère non exclusivement «préliminaire» de certaines exceptions d'incompétence (et d'irrecevabilité)
16. Dans les arrêts qu'elle a rendus sur la compétence et la recevabilité (le 26 novembre 1984) et au fond (le 27 juin 1986) dans l'affaire Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique, la Cour a eu l'occasion de revenir sur la modification adoptée en 1972 |5|, puis conservée dans les Règlements de 1978 |6| et de 2000 |7|. Dans son arrêt de 1984, ayant conclu que la question qui lui était soumise touchait «des points de substance relevant du fond de l'affaire», elle a admis qu'il «n'é[tait] plus possible d'ordonner la jonction des exceptions préliminaires au fond depuis la revision du Règlement de 1972» (par. 76).
17. Dans l'arrêt qu'elle a rendu en 1986 sur le fond de cette même affaire, la Cour a expliqué comme suit la raison pour laquelle la disposition pertinente avait été modifiée dans son Règlement :
«En la présente affaire la Cour a pour la première fois l'occasion d'exercer le pouvoir, introduit en 1972, de déclarer qu'une exception préliminaire «n'a pas dans les circonstances de l'espèce un caractère exclusivement préliminaire». Aussi pourrait-il être opportun de faire certaines observations sur la raison d'être de cette disposition, compte tenu des problèmes auxquels le traitement des exceptions préliminaires a donné lieu dans le passé. Dans l'exercice du pouvoir réglementaire qu'elle tient de l'article 30 du Statut et, plus généralement, pour s'attaquer aux questions complexes que peut soulever la détermination de procédures appropriées à la solution des différends, la Cour s'est inspirée de la méthode définie par la Cour permanente de Justice internationale. Celle-ci s'était estimée libre d'adopter
«la règle qu'elle considère comme la plus appropriée à la bonne administration de la justice, à la procédure devant un tribunal international, et la plus conforme aux principes fondamentaux du droit international» (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt nº 2, 1924, C.P.J.I. série A nº 2, p. 16).
Dans le Règlement remontant à 1936 (qui sur ce point reprenait une pratique elle-même antérieure), la Cour avait la faculté de joindre une exception au fond «lorsque les intérêts de la bonne administration de la justice lui en [faisait] un devoir» (Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, ordonnance du 30 juin 1938, C.P.J.I. série A/B no 75, p. 56) et en particulier lorsque en statuant sur les exceptions elle risquait «soit de trancher des questions qui appartiennent au fond de l'affaire, soit d'en préjuger la solution» (ibid.). Si elle exerçait cette faculté, il y avait toujours un danger, à savoir que la Cour ne se prononce en définitive que sur la base de l'exception préliminaire, et cela après avoir imposé aux parties un débat exhaustif sur le fond – et c'est bien ce qui est arrivé dans les faits (Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited, deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 3). Pour certains, on ne faisait ainsi que prolonger inutilement une procédure longue et coûteuse.
Etant donné les difficultés très diverses que peuvent soulever les exceptions préliminaires, un choix s'offrait à la Cour : reviser le Règlement de manière à exclure dorénavant toute jonction au fond, ce qui aurait obligé à se prononcer sur toutes les exceptions au stade préliminaire, ou rechercher une solution plus souple. Celle qui consistait à examiner immédiatement toutes les exceptions préliminaires et à écarter toute possibilité de jonction au fond avait de nombreux partisans et présentait bien des avantages ... Cela ne règle cependant pas tous les problèmes que posent les exceptions préliminaires vu qu'elles peuvent, comme l'expérience l'a montré, se rattacher jusqu'à un certain point au fond. La solution retenue en 1972 et conservée dans le Règlement de 1978 a été pour finir la suivante : la Cour doit décider si
«elle retient l'exception, la rejette ou déclare que cette exception n'a pas dans les circonstances de l'espèce un caractère exclusivement préliminaire. Si la Cour rejette l'exception ou déclare qu'elle n'a pas un caractère exclusivement préliminaire, elle fixe les délais pour la suite de la procédure.» (Art. 79, par. 7.)
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La nouvelle disposition ... présente donc un avantage certain : en qualifiant certaines exceptions de préliminaires, elle montre bien que, lorsqu'elles présentent exclusivement ce caractère, les exceptions doivent être tranchées sans délai, mais que, dans le cas contraire, et notamment lorsque ce caractère n'est pas exclusif puisqu'elles comportent à la fois des aspects préliminaires et des aspects de fond, elles devront être réglées au stade du fond. Ce procédé tend d'autre part à décourager toute prolongation inutile de la procédure au stade de la compétence.» (Par. 38-41.)
18. A cet égard, au moment de la revision du Règlement de 1972, un ancien juge latino-américain de la Cour avait fait observer que la disposition énoncée au paragraphe 5 de l'article 62 du texte de 1946, qui prévoyait la possibilité de joindre une exception préliminaire au fond, entraînait des retards de procédure, des «doublons», ainsi que la «répétition de certains arguments» |8| ; d'où les modifications introduites dans la nouvelle disposition pertinente du Règlement, avec la suppression de la référence expresse à la jonction, de sorte à «donner davantage de souplesse» et à éviter tout retard, autrement dit à parvenir à «une administration de la justice internationale moins onéreuse» |9|, plus cohérente et plus rapide.
19. A partir de la décision rendue en l'affaire Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique (1984-1986, voir ci-dessus), cette nouvelle approche de la question à l'examen a perduré, la Cour poursuivant la procédure (au fond) dès lors qu'il lui apparaissait que les exceptions qui lui étaient présentées n'avaient pas un caractère «préliminaire». Aussi, dans les deux arrêts qu'elle a rendus sur les exceptions préliminaires soulevées dans les affaires Lockerbie (arrêts du 27 février 1998), la Cour a jugé nécessaire d'expliciter de nouveau les changements apportés (en 1972) à son Règlement (le nouvel article 79). Le paragraphe 9 de l'article 79 de son Règlement actuel indique clairement que, si une exception semble toucher au fond de l'affaire, elle peut déclarer que cette exception n'a pas un «caractère exclusivement préliminaire», et poursuivre la procédure (au fond). Ce que l'on considérait auparavant |10| comme la jonction d'une exception au fond a donc cédé la place à une nouvelle conception, ainsi décrite par la Cour dans les affaires Lockerbie :
«La solution retenue en 1972 avait finalement consisté non pas à exclure toute faculté d'examen d'une exception préliminaire au fond, mais à limiter l'exercice de cette faculté, en en précisant plus strictement les conditions.» (Paragraphes 48 et 49, respectivement, des deux arrêts rendus le 27 février 1998.)
20. Cette nouvelle conception, poursuivait la Cour, présentait l'«avantage certain», dès lors que les exceptions à l'examen ne revêtaient pas un «caractère exclusif», de décourager «toute prolongation inutile de la procédure au stade de la compétence». De fait, dans les affaires Lockerbie, la Cour a jugé que les exceptions respectives des Etats-Unis d'Amérique et du Royaume-Uni n'avaient pas «un caractère exclusivement préliminaire» au sens de l'article 69 du Règlement et ne pourraient être examinées que lorsqu'elle aurait pris connaissance de l'argumentation des parties au fond (par. 50-51, respectivement, des deux arrêts du 27 février 1998).
21. Dans le même ordre d'idées, en l'affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (arrêt sur les exceptions préliminaires du 11 juin 1998), la Cour a, quelques mois après, jugé qu'elle ne pouvait se prononcer sur la huitième exception préliminaire soulevée par le Nigéria «comme une question préliminaire», et qu'il «serait nécessaire [qu'elle] examine la demande du Cameroun au fond» (par. 116). Elle a conclu en déclarant que la huitième exception préliminaire du Cameroun n'avait pas, dans les circonstances de l'affaire, «un caractère exclusivement préliminaire» (par. 117-118).
22. Dix ans plus tard, dans l'arrêt (du 18 novembre 2008) qu'elle a rendu sur les exceptions préliminaires en l'affaire relative à l'Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), la Cour a considéré que la deuxième exception préliminaire de la Serbie n'avait pas, dans les circonstances de l'affaire, «un caractère exclusivement préliminaire» (par. 130 et 146). Ce n'est que très récemment, dans son arrêt du 3 février 2015, qu'elle s'est enfin prononcée sur le fond de cette affaire. Nous nous trouvons ici dans un domaine où les principes généraux du droit jouent un rôle important, qu'il s'agisse de principes matériels (tels que pacta sunt servanda, ou bona fides), ou de principes procéduraux. Ce sont ces derniers que j'examinerai à présent.
IV. La pertinence des principes généraux du droit procédural international
1. Les principes généraux et les fondements de l'ordre juridique international
23. Selon moi, le recours aux principes généraux du droit procédural international est inéluctable aux fins de la réalisation de la justice. Les principes généraux sont toujours présents et pertinents, tant sur le fond que sur le plan procédural. Ces principes guident l'interprétation et l'application des normes juridiques. Ils reposent sur les fondements de tous les systèmes juridiques, ceux-ci étant conçus pour fonctionner sur la base de pareils principes. En dernière analyse, sans principes, il n'existe pas de véritable système juridique. Les principes fondamentaux forment le substratum de l'ordre juridique lui-même |11|.
24. Je rappellerai que, dans l'exposé de mon opinion individuelle joint à l'arrêt du 20 avril 2010 rendu en l'affaire relative aux Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay –qui, tout comme la présente espèce, opposait deux Etats latino-américains (l'Argentine et l'Uruguay) –, j'ai jugé utile d'appeler l'attention de la Cour sur le fait que les deux parties avaient expressément invoqué certains principes généraux du droit en cours d'instance (par. 46). Ce faisant, ai-je ajouté, elles étaient l'une et l'autre
«resté[e]s fidèles à la tradition profondément ancrée dans la conception latino-américaine du droit international, qui consiste à toujours prêter une attention particulière aux principes généraux de droit et à en faire grand cas, tant en ce qui concerne les «sources» formelles du droit international |12| que dans le cadre de la codification de celui-ci» |13|.
25. La Cour, dans l'exercice de sa fonction judiciaire internationale, a toujours été attentive aux principes généraux (voir ci-dessus). Etant maîtresse de sa procédure, ainsi que de sa compétence, elle est pleinement fondée à déterminer librement l'ordre dans lequel elle statuera sur les questions qui ont été soulevées par les parties en litige ; ce faisant, elle n'est pas limitée par les arguments que celles-ci ont avancés, comme cela découle du principe jura novit curia. La Cour connaît le droit et, en procédant au règlement des différends – tout en veillant à l'égalité des parties –, elle dit ce qu'est le droit (juris dictio, jus dicere).
2. Les principes généraux dans les différentes procédures incidentes
26. Au fil des années – et il n'y a là rien que de très normal –, il a été recouru au principe de la bonne administration de la justice dans les différentes formes de procédures incidentes (Règlement de la Cour, articles 73-86), à savoir les exceptions préliminaires, les mesures conservatoires, les demandes reconventionnelles et l'intervention. Ainsi que cela a déjà été indiqué dans le présent exposé, ce principe a marqué de son empreinte la procédure des exceptions préliminaires (voir ci-dessus). Dans les années récentes, la Cour y a également recouru dans les autres procédures incidentes, et j'examinerai à présent succinctement l'incidence qu'il y exerce.
27. En ce qui concerne les mesures conservatoires, j'ai tenu à rappeler, dans l'exposé de mon opinion dissidente joint à l'ordonnance que la Cour a rendue le 28 mai 2009 en l'affaire relative à des Questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), que la Cour indiquait des mesures conservatoires de sorte à «assurer la bonne administration de la justice» (par. 28). J'ai ajouté que cette «volonté de la Cour, lorsqu'elle indique des mesures conservatoires, de favoriser une bonne administration de la justice ressort[ait] même de sa propre jurisprudence» (par. 29), soulignant en outre que, dans l'affaire à l'examen, la Cour devait garder à l'esprit que «le droit à ce que justice soit faite occup[ait] une place centrale et revêt[ait] une importance cardinale, méritant dès lors une attention particulière» (par. 29).
28. S'agissant des demandes reconventionnelles, j'ai, dans l'exposé de mon opinion dissidente joint à l'ordonnance rendue le 6 juillet 2010 en l'affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l'Etat (Allemagne c. Italie), appelé l'attention sur les points suivants :
«Sans la demande reconventionnelle de l'Italie portant sur les réparations à raison des préjudices liés aux crimes de guerre, la Cour devra à présent statuer dans le cadre d'une perspective beaucoup plus étroite sur la demande (initiale) de l'Allemagne portant sur l'immunité de l'Etat. La présente décision de la Cour a fait table rase des raisonnements antérieurs de celle-ci ainsi que de la doctrine juridique plus éclairée en la matière, qui s'est construite en l'espace de soixante-dix ans, selon laquelle les demandes reconventionnelles contribuent à la bonne administration de la justice et aident à assurer l'équilibre nécessaire entre les droits procéduraux des parties en litige.
En tout état de cause, étant donné que la majorité de la Cour a décidé sommairement de rejeter la demande reconventionnelle en la déclarant «irrecevable comme telle» – ce dont je me dissocie énergiquement –, elle aurait dû pour le moins s'informer comme il convient en tenant d'abord des audiences publiques dans le but d'obtenir des précisions supplémentaires des parties. Elle n'aurait pas dû prendre la présente décision sans avoir au préalable entendu les parties en audience publique, et ce pour les cinq raisons suivantes : a) premièrement, en vertu d'une prescription fondamentale découlant du principe de la bonne administration de la justice qui préside au droit procédural international ; b) deuxièmement, parce que les demandes reconventionnelles sont autonomes d'un point de vue ontologique et devraient bénéficier du même traitement que les demandes principales qu'elles tendent à neutraliser (supra) ; c) troisièmement, l'examen simultané des demandes principales et des demandes reconventionnelles, qui devraient être en «connexité directe», exige un strict respect du principe du contradictoire ; d) quatrièmement, l'égalité procédurale entre les parties (demandeur et défendeur, dont les rôles s'inversent du fait de la demande reconventionnelle) ne peut être assurée que moyennant le strict respect du principe du contradictoire, et e) cinquièmement, mais non par ordre d'importance, les questions soulevées devant la Cour par la demande principale et la demande reconventionnelle sont trop importantes – et ce tant pour le règlement de la présente affaire que pour l'état actuel et futur du droit international – pour que la Cour puisse les traiter de la manière dont elle a procédé, en rejetant sommairement la demande reconventionnelle.» (Par. 29-30.)
29. Enfin, pour ce qui est de l'intervention, j'ai mis l'accent – là encore dans l'affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l'Etat (Allemagne c. Italie, Grèce intervenant) (ordonnance du 4 juillet 2011) – sur l'importance que revêt un solide raisonnement à cet égard (par. 1-61). Plus récemment, dans l'affaire relative à la Chasse à la Baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon ; Nouvelle-Zélande (intervenant), ordonnance du 6 février 2013), j'ai précisé ce qui suit dans l'exposé de mon opinion individuelle :
«cette résurgence de l'intervention, qui s'inscrit dans l'univers conceptuel du droit des gens, est d'excellent augure en ce qu'elle favorise la bonne administration de la justice, d'une justice attentive non seulement aux besoins des Etats directement concernés, mais à ceux aussi de la communauté internationale dans son ensemble» (par. 68).
30. En somme, le principe de la bonne administration de la justice se retrouve dans toutes les procédures incidentes susmentionnées, à savoir les exceptions préliminaires, les mesures conservatoires, les demandes reconventionnelles et l'intervention. Comme on pouvait s'y attendre, les principes généraux imprègnent et guident l'ensemble des procédures devant la Cour. Le contexte factuel des affaires est variable, mais l'incidence de ces principes se fait toujours sentir. Les exemples abondent, l'on pourrait les multiplier ici.
31. Un exemple fort récent, puisqu'il date d'il y a moins de trois mois, est l'ordonnance qui a été rendue le 1er juillet 2015 dans l'affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), dans laquelle la Cour a tenu compte des «exigences d'une bonne administration de la justice» (par. 7) pour reprendre la procédure en l'affaire sur la question des Réparations (par. 8). Dans la déclaration que j'ai jointe à cette ordonnance, j'ai souligné l'importance que revêt l'application du principe de la bonne administration de la justice aux fins de l'exercice régulier de la fonction judiciaire de la Cour (par. 6). La manière dont a été abordée la question de la jonction d'instance dans deux affaires récentes constitue un exemple supplémentaire de l'incidence, telle que je la perçois, du principe de la bonne administration de la justice sur les travaux de la Cour. J' examinerai à présent brièvement ce point.
3. Les principes généraux dans la jonction d'instances
32. La procédure de la jonction d'instances (qui est régie par l'article 47 du Règlement de la Cour) a récemment trouvé à s'appliquer dans les affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la zone frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d'une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica). Dans les deux ordonnances qu'elle a rendues à cette fin le 17 avril 2013, la Cour a déclaré que les jonctions auxquelles elle avait procédé par le passé et, avant elle, sa devancière, étaient «conforme[s]» au «principe de bonne administration de la justice», mais aussi aux «impératifs d'économie judiciaire» |14|. Dans les affaires précitées, elle a, de la même manière, jugé approprié de joindre les instances «conformément au principe de bonne administration de la justice et aux impératifs d'économie judiciaire» |15|.
33. Dans l'exposé de mon opinion individuelle joint à chacune de ces ordonnances, je me suis particulièrement attaché à l'incidence dudit principe en matière de jonction d'instances |16|. J'ai ainsi précisé que, même si la bonne administration de la justice s'était fait jour en tant que maxime, elle s'était par la suite imposée comme un principe. Selon moi, l'exercice régulier de la fonction judiciaire internationale «exige ce mélange de sagesse et d'expérience qui est si profondément ancré dans la pensée juridique (en droit comparé et en droit international)», de sorte à «assurer la bonne administration de la justice», une notion, ai-je ajouté,
«que les positivistes, notoirement incapables d'expliquer quoi que ce soit qui déborde le cadre des textes réglementaires, s'évertuent en vain à rattacher à l'instrument constitutif de la juridiction internationale concernée.
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La bonne administration de la justice suppose que les juridictions internationales puissent régler des questions de procédure même si ces dernières échappent aux prévisions de leur instrument constitutif. Ainsi s'exprime à mon sens l'idée d'une justice objective ; c'est précisément cette idée de justice objective qui, en définitive, doit, conformément à la pensée jusnaturaliste, présider à la bonne administration de la justice. Il ne peut y avoir de véritable quête de justice sans respect des principes généraux du droit. La façon dont le règlement judiciaire a, au cours de ces dernières décennies, évolué et gagné en importance (ce dont il y a tout lieu de se féliciter) est allée de pair avec une attention accrue accordée au principe cardinal de la bonne administration de la justice, ce qui n'a rien d'étonnant, celui-ci n'étant que le reflet d'un principe général de droit, appréhendé par la conscience humaine.» |17| (Par. 13 et 15.)
34. C'est ce qui explique l'importance que revêt le bon déroulement de la procédure en vue de la réalisation de la justice (par. 17). A cet égard, dès les années 1930, Maurice Bourquin avait jugé utile d'insister sur l'importance de la «qualité des procédures». Selon lui,
«[u]ne bonne procédure facilite la solution des difficultés. Une mauvaise procédure fait, en revanche, plus de mal que de bien. Mais ce n'est pas un mécanisme, même admirablement agencé, qui pourrait régler à lui seul une pareille matière. Ce qu'il faut ici, par-dessus tout, c'est un certain état d'esprit ... le calme de la raison ; c'est cette chose si simple et pourtant si rare qu'on appelle le bon sens.» |18|
35. Le bon sens – ou sens commun – est en réalité le moins commun de tous, et l'on ne saurait le présupposer. De cela découle la nécessité de garder toujours à l'esprit le principe de la bonne administration de la justice. Il ne s'agit cependant pas là du seul principe de cette nature. Ainsi, la maxime audiatur et altera pars (ou audi alteram partem) a donné naissance au principe général de droit de l'égalité procédurale entre les parties en litige au cours d'une instance judiciaire |19|. Un autre principe de droit procédural international, jura novit curia (qui remonte au droit romain), reconnaît par ailleurs la liberté et l'autonomie du juge pour rechercher et établir le droit applicable à un différend donné sans être contraint par les arguments des parties |20|.
4. Les principes généraux dans les procédures consultatives
36. Le principe de la bonne administration de la justice a été invoqué non seulement dans les affaires contentieuses, mais aussi dans les procédures consultatives, et j'aborderai à présent succinctement ces dernières. Lorsqu'elle a recouru à ce principe, la Cour a, en plusieurs occasions, veillé à ce que soit observé celui de l'égalité procédurale des parties. Dès le milieu des années 1950, elle a manifesté l'attention qu'elle portait aux principes généraux du droit procédural international en matière consultative.
37. Ainsi, dans l'avis qu'elle a donné (du 23 octobre 1956) sur les Jugements du Tribunal administratif de l'Organisation internationale du travail sur requêtes contre l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture, la Cour, après avoir relevé «l'absence d'égalité» (dans ses procédures consultatives) résultant de son Statut lui-même, a considéré que «[l]e principe de l'égalité entre les parties découl[ait] des exigences d'une bonne administration de la justice» (p. 86). Selon moi, il aurait été plus précis de dire que le principe de l'égalité des parties oriente ou guide les exigences d'une bonne administration de la justice ; les principes (prima principia) occupent un rang plus élevé que les règles ou exigences, et les orientent.
38. Vingt-cinq ans plus tard, la Cour a de nouveau mis l'accent sur l'importance du «principe de l'égalité des parties» dans l'avis consultatif qu'elle a donné le 20 juillet 1982 sur la Demande de réformation du jugement nº 273 du tribunal administratif des Nations Unies (par. 29-32 et 79). Dans son avis le plus récent (du 1er février 2012), qui avait trait au Jugement nº 2867 du Tribunal administratif de l'Organisation du travail sur requête contre le Fond international de développement agricole, la Cour a insisté sur «le droit à l'égalité ... dans la procédure» (par. 30), sur «le principe de l'égalité devant la Cour» en tant qu'«élément primordial de la bonne administration de la justice» (par. 35 et 44) et sur «le principe de l'égalité devant [la Cour] dans la procédure, ainsi que l'exigent sa qualité d'organe judiciaire et la bonne administration de la justice» (par. 47) |21|. Dans l'exposé de mon opinion individuelle (par. 28-51 et 82-118) qui a été joint à ce dernier avis consultatif, je me suis livré à un examen approfondi (par. 20-56 et 82-118) de l'impératif de veiller à l'égalité des parties dans les procédures judiciaires internationales.
5. Appréciation générale
39. Comme nous l'avons vu dans les paragraphes précédents, les principes fondamentaux, qui forment le substratum de l'ordre juridique lui-même, sont toujours présents, tant sur le fond que sur le plan procédural. Ces principes guident l'interprétation et l'application des normes juridiques, et il est inévitable d'y recourir en vue de la réalisation de la justice. J'ai examiné leur rôle dans les différentes procédures incidentes des affaires contentieuses (exceptions préliminaires, mesures conservatoires, demandes reconventionnelles et interventions) et dans la jonction d'instances, ainsi que dans les procédures consultatives (voir ci-dessus).
40. Dans les deux ordonnances susmentionnées (du 17 avril 2013) qu'elle a rendues dans les affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d'une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), la Cour a ainsi, pour expliquer les raisons qui l'avaient conduite à prendre la décision de joindre les instances, précisé que cela lui permettrait «d'examiner simultanément la totalité des différents points en litige entre les Parties» (par. 23). Dans l'exposé de mon opinion individuelle joint à ces deux ordonnances, j'ai, pour ma part, indiqué ce qui suit :
«A mon sens, une bonne administration de la justice ne peut que se fonder sur la présence, immanente, de l'idée de justice. Il n'est pas rare que le texte de l'instrument constitutif d'une juridiction ne suffise pas à guider son action ; pour rendre la justice en pareilles circonstances, une juridiction internationale telle que la Cour doit se référer aux prima principia. Tenter d'offrir une définition de la bonne administration de la justice qui envisage toutes les situations possibles serait à la fois vain et présomptueux. Des situations d'une infinie diversité peuvent se présenter à la Cour, et la conduire – dans sa quête de la réalisation de la justice – à se référer au principe de la bonne administration de la justice ; car c'est en effet un principe général qui, en somme, trouve à s'appliquer dans les circonstances les plus variées.
...........................................................................
L'idée de justice préside à la bonne administration de la justice, comme en témoignent par exemple les décisions prises en vue d'assurer l'égalité procédurale entre les parties en litige.
Les principes généraux du droit manifestent invariablement leur présence dans la réalisation de la justice. De mon point de vue, ils comprennent non seulement les principes reconnus dans les systèmes juridiques internes, mais aussi les principes généraux du droit international. Ils ont été réaffirmés maintes et maintes fois et, même s'ils sont malheureusement négligés dans certains pans de la doctrine juridique contemporaine, ils demeurent pleinement d'actualité. La Cour elle-même n'a pas laissé de s'y référer dans une jurisprudence constante à cet égard. Les partisans du positivisme juridique ont beau, fidèles à eux-mêmes, s' efforcer d'en amoindrir le rôle, le fait est que nul système juridique ne peut exister sans principes, que ce soit au niveau national ou à l'échelle internationale.
Les principes généraux du droit inspirent et façonnent les normes et les règles des systèmes juridiques. Ces principes, qui se sont établis au fil des ans, forment selon moi le substrat de tout ordre juridique, national ou international ; indispensables (en tant que jus necessarium, allant bien au-delà du simple jus voluntarium), ils expriment l'idée d'une justice objective (propre à la pensée jusnaturaliste), de caractère universel. Enfin, et ce n'est pas le moins important, ce sont les principes généraux du droit qui inspirent non seulement l'interprétation et l'application des normes juridiques, mais leur élaboration même. Dans la présente affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), la Cour s'est prévalue de la disposition relative à la jonction qui figure à l'article 47 de son Règlement et, de manière significative, elle a reconnu que la jonction ainsi décidée était conforme au principe de la bonne administration de la justice.» |22| (Par. 20 et 25-27.)
V. Les principes généraux du droit international, la doctrine juridique internationale latino-américaine et l'importance du pacte de Bogotá
41. J'en viens maintenant au pacte de Bogotá, dont l'article XXXI constituait la base de compétence de la Cour aux fins du présent arrêt qu'elle a rendu dans l'affaire relative à l'Obligation de négocier un accès à l'océan Pacifique. Je commencerai par rappeler brièvement la manière dont cet instrument a été conçu à l'époque où il a vu le jour. Dès son adoption en 1948, il était entendu que, parmi les moyens de règlement pacifique des différends, le pacte de Bogotá devait surtout mettre l'accent sur la voie judiciaire. Son article XXXI, en ce qu'il prévoit la juridiction obligatoire de la Cour pour régler «tous les différends d'ordre juridique», était jugé conforme à la doctrine latino-américaine selon laquelle le droit et la justice doivent prévaloir sur l'emploi de la force |23|. Dès 1948, il a été précisé que :
«La finalidad evidente de todo el sistema creado en [el Pacto de] Bogotá es la de asegurar que ningún conflicto ni ninguna controversia susceptible de poner en peligro la paz de América, quede sin solution pacifica. Para ésto, el Pacto generalizó, en un compromiso colectivo, la jurisdicción obligatoria de la Corte Internacional de Justicia.» |24|
42. Cela nous amène à l'objet et au but du pacte lui-même, considéré dans son ensemble. De fait, le pacte de Bogotá a très tôt été considéré comme un effort de codification du règlement pacifique des différends en droit international, allant au-delà de la solution arbitrale (profondément enracinée en Amérique latine), puisqu'il prévoyait un règlement proprement judiciaire sans qu'il soit besoin d'une convention spéciale à cet effet |25|. Sans pour autant imposer un moyen particulier de règlement pacifique, cet instrument a constitué une avancée en ce qu'il a rendu obligatoire le règlement pacifique des différends, et accru le recours à la Cour |26|.
43. Ce progrès apporté par le pacte de Bogotá du point de vue du règlement des différends a été le point culminant d'une évolution, qui avait débuté au XIXe siècle – celle de l'engagement des pays latino-américains en faveur du règlement pacifique des différends internationaux –, vers la juridiction obligatoire de la Cour de La Haye. Cette caractéristique de la pensée juridique internationale latino-américaine est le fruit de la concertation qu'ont menée les pays de la région dans deux séries de conférences : a) les conférences latino-américaines (1826-1889) |27| ; et b) les conférences panaméricaines (1889-1948) |28|, lesquelles ont conduit à l'adoption, en 1948, de la Charte de l'OEA et du pacte de Bogotá. Les avancées progressives réalisées dans le cadre de ce processus de concertation ont fait écho à la deuxième conférence de la paix de La Haye (1907), et à l'élaboration du statut de la CPJI, en 1920, puis de la Cour, en 1945 |29|.
44. L'adoption du pacte de Bogotá en 1948, a été le point culminant des efforts soutenus et constants des Etats latino-américains en faveur du règlement pacifique des différends et de la juridiction obligatoire de la Cour de la Haye à l'égard des différends «d'ordre juridique». Trois ans après l'adoption de la Charte des Nations Unies, en 1945, ces Etats ont ainsi réalisé, à Bogotá, l'objectif qu'ils avaient annoncé à la conférence de San Francisco : le recours obligatoire à la Cour, en application de l'article XXXI du pacte, pour le règlement des différends «d'ordre juridique», et ce, quel que soit la position adoptée par les parties au pacte à l'égard de la clause facultative (par. 2 de l'article 36 du Statut de la Cour). Il s'est agi là d'une avancée importante.
45. Après son adoption, le pacte de Bogotá a été rapidement regardé par ses contemporains comme un tournant dans le développement de ce chapitre du droit international :
«Hasta la reunión de la IX Conferencia [Internacional Americana (Bogotá, 1948)] no existía en América lo que podríamos llamar el estatuto de la pax americana. Había habido sólo una multitud de convenciones que reglamentaban fragmentariamente los distintos medios de solución pacífica. ... De ahí la necesidad ... de elaborar un instrumento único que ... coordinase el conjunto para que constituyesen un cuerpo armónico, tanto en la parte substantiva como en la procedimental. Puede decirse que el Pacto de Bogotá ha alcanzado ese objetivo. Un sólo tratado, bien estructurado, como éste, que prevea todos los casos posibles de conflictos entre los Estados americanos y que estipule de una manera ineludible la solución pacífica obligatoria de todas las controversias, implica sin duda un progreso real del Derecho internacional americano.
...........................................................................
Nos referimos especialmente ... a la disposición que confiere, ipso facto y sin necesidad de ningún convenio especial, jurisdicción obligatoria a la Corte Internacional de Justicia para todas las diferencias de carácter jurídico entre los Estados signatarios.» |30|
46. Le pacte de Bogotá présentait une combinaison entre l'obligation de soumettre les différends d'ordre juridique (c' est-à-dire ceux qui ont trait à des revendications de droits) au règlement judiciaire ou arbitral, d'une part, et, d'autre part, le libre choix des moyens de règlement pacifique en ce qui concerne les autres types de controverses ; en prévoyant ainsi le règlement pacifique de tous les différends, il constituait un instrument tout à fait novateur |31|. Par sa conclusion, les Etats d'Amérique latine ont tenu à manifester leur «esprit de confiance» ainsi que leur «intérêt commun» dans le règlement judiciaire (plus abouti que le règlement arbitral) et, en particulier la juridiction obligatoire de la Cour |32|. D'où la pertinence de l'article XXXI du pacte, y compris au regard de l'article VI.
47. De surcroît, la charte de l'Organisation des Etats américains (OEA) de 1948 reposait sur l'adoption d'un «traité spécial» pour le règlement pacifique des différends internationaux entre les Etats de la région, le pacte de Bogotá devant être ce «traité spécial». Ce nonobstant, en dépit du progrès qu'avait constitué, d'un point de vue historique |33|, l'adoption de ce traité américain de règlement pacifique de 1948 et du fait que cet instrument avait été élaboré dans un cadre conceptuel reflétant au mieux la doctrine juridique internationale d'Amérique latine, avec le temps, un nombre relativement faible d'Etats en sont devenus parties. Pour ceux qui ne l'ont pas ratifié, les traités antérieurs continuent de produire leurs effets, faisant ainsi perdurer la diversité des bases de règlement pacifique des différends que le pacte était censé dépasser et systématiser.
48. Cela peut expliquer pourquoi, dès le milieu des années 1950, la possibilité que le pacte fasse l'objet d'une revision était admise |34|. Comme nous venons de le voir, l'histoire de cet instrument est déjà longue ; au cours de cette histoire, il a été plusieurs fois question de le réformer. A partir du début des années 1970, l'idée en a été émise, sans toutefois que cela ne soit suivi d'effet. Ainsi, dans un avis du 16 septembre 1971, le comité juridique interaméricain, après s'être penché sur la question, a jugé que les dispositions essentielles du pacte (telles que les articles XXXI et VI) ne pouvaient être modifiées ou supprimées |35|. Le comité a conclu que cet instrument régissait de manière appropriée toutes les procédures de règlement pacifique (y compris judiciaires ou arbitrales), et ne devait pas faire l'objet modifications |36| ; il a en outre demandé instamment aux Etats membres de l'OEA de le ratifier |37|.
49. Au milieu des années 1980, l'idée d'une revision du pacte de Bogotá est revenue sur le devant de la scène – au cours de l'assemblée générale de l'OEA tenue à Brasilia –, et ce, dans le cadre plus général d'une réforme de l'OEA dans son ensemble (protocole de Cartagena de Indias de 1985) ; le comité s'est dit préoccupé du nombre relativement faible de ratifications (treize à l'époque) et de ce que, dans la pratique, il n'avait été jusqu'alors que rarement recouru au pacte |38|. Le comité juridique interaméricain a émis un nouvel avis le 29 août 1985 et, une fois encore, l'idée de réformer le pacte est restée lettre morte. Dans son avis de 1985, le comité estimait que le pacte – c'est-à-dire le traité spécial prévu à l'article 26 de la charte de l'OEA – constituait une codification des traités de règlement pacifique des différends existants dans le système interaméricain |39|
50. Dans ce même avis, le Comité a décidé que l'article XXXI devait rester inchangé, puisqu'il constituait l'un des éléments essentiels du pacte en ce qu'il prévoyait, tant que celui-ci resterait en vigueur, le recours à la juridiction «obligatoire de plein droit, et sans convention spéciale» de la Cour pour le règlement des «différends d'ordre juridique», tels que définis dans le pacte lui-même |40|. Le Comité a donc rejeté tout amendement tendant à mettre fin au recours automatique à la juridiction obligatoire de la Cour en vertu du pacte de Bogotá (art. XXXI) |41|. L'avis que le Comité a donné en 1985 a été suivi d'un projet présenté par la Colombie à l'OEA en 1986-1987 |42|, qui visait à harmoniser le pacte et les dispositions de la Charte de l'OEA telles que modifiées par le protocole de Cartagena de Indias |43|.
51. A cet égard, la commission des questions juridiques et politiques de l'OEA (organe subsidiaire de conseil permanent de l'OEA) a, en 1987, constaté qu'il existait des divergences de vues au sein de l'Organisation quant à une éventuelle revision du pacte de Bogotá. Faute de consensus, cet instrument est donc demeuré inchangé, et ce, jusqu'à aujourd'hui. Le Secrétariat général de l'OEA a lui aussi examiné la question en 1985-1987 |44|, concluant que le pacte était le «traité spécial» adopté conformément à l'article 26 de la Charte de l'Organisation et ne pouvait être modifié que si toutes les Parties à cet instrument le décidaient |45|, ce qui n'était pas le cas. Le pacte est donc resté inchangé.
52. De 1971 jusqu'à la fin des années 1980, bien que des voix se fussent élevées en faveur d'une réforme du pacte de Bogotá |46|, celui-ci est, là encore, demeuré inchangé, la doctrine se prononçant majoritairement pour en conserver les dispositions et soulignant, en particulier, l'importance historique de l'article XXXI, qui confère la plus haute importance au règlement judiciaire des «différends d'ordre juridique» au moyen d'une acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour, l'emportant ainsi sur les obligations découlant de déclarations faites en vertu de la clause facultative |47|.
53. Le pacte de Bogotá a représenté une contribution essentielle de la pensée juridique internationale d'Amérique Latine au renforcement du règlement judiciaire obligatoire. L'article XXXI a ainsi eu pour effet juridique de transformer les «liens plus lâches» découlant des déclarations faites en vertu de la clause facultative énoncée au paragraphe 2 de l'article 36 du Statut de la Cour en une «relation conventionnelle», ayant acquis
«la force contraignante et la stabilité qui caractérisent les liens conventionnels, mais non le régime de la clause facultative. Les Etats latino-américains qui ont adhéré au pacte de Bogotá ont ainsi accepté dans leurs rapports mutuels, et compte tenu de leur très grande proximité historique et culturelle, la juridiction obligatoire de la Cour à des conditions bien plus contraignantes que celles propres au système de déclarations faites conformément au paragraphe 2 de l'article 36 du Statut.» |48|
VI. Le pacte de Bogotá et le règlement judiciaire des différends par la Cour
54. Le pacte de Bogotá a servi de base de compétence à la Cour dans l'affaire de la Sentence arbitrale rendue par le roi d'Espagne le 23 décembre 1906 (Honduras c. Nicaragua), en 1960 ; depuis lors, et jusqu'au milieu des années 1980, il est cependant resté dormant du point de vue de la juridiction de la Cour. Par ailleurs, en dépit du faible nombre d'Etats à l'avoir ratifié (seulement quatorze) |49|, cet instrument doit être replacé dans le contexte des mécanismes régionaux de règlement des différends en Amérique Latine, compte tenu de l'importance conférée par les Etats latino-américains au principe général du règlement pacifique des différends |50|.
55. Après les tentatives de revision avortées qui ont été mentionnées ci-dessus, l'on a assisté, à partir de la fin des années 1980, à une renaissance progressive du pacte de Bogotá en tant que base de compétence de la Cour à l'égard de différends – tels que celui de la présente espèce – opposant des Etats d'Amérique Latine. Je mentionnerai notamment les arrêts rendus par la Cour dans les affaires suivantes : Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras) (1988), Différend territorial et maritime entre le Nicaragua et le Honduras dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Honduras) (2007), Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua) (2009), Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay) (2010), Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie) (2013), Différend maritime (Pérou c. Chili) (2014). S'y ajoutent cinq autres affaires, actuellement pendantes devant la Cour |51|. Nonobstant ce récent renouveau du pacte de Bogotá, personne ne se hasarderait à prévoir les développements futurs que pourrait connaître son application ou à avancer des hypothèses à cet égard. C'est qu'en effet, en dépit des progrès qui ont été réalisés, l'expérience acquise dans un contexte plus général montre que le parcours qui mène à la juridiction obligatoire est particulièrement long et que bien du chemin reste encore à faire |52|.
56. Il est important de relever que l'héritage de la doctrine latino-américaine en matière de renforcement du règlement judiciaire des différends internationaux (voir ci-dessus) a été fort bien appréhendé et confirmé par la Cour, notamment dans l'arrêt qu'elle a rendu le 20 décembre 1988 en l'affaire relative à des Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Costa Rica). Dans cet arrêt, la Cour a en effet précisé que l'article XXXI du pacte de Bogotá énonçait un engagement qui ne pouvait en aucune manière être modifié par une déclaration unilatérale postérieure. Pour reprendre les termes qu'elle a employés, chaque fois que pareille déclaration est faite, elle est «sans effet sur l'engagement» résultant de l'article XXXI du pacte de Bogotá (par. 36). Les Etats parties à cet instrument n'ont pas établi de lien entre l'article XXXI et de telles déclarations (par. 40) ; l'engagement en question «est indépendant des déclarations d'acceptation de la juridiction obligatoire» (par. 41).
57. En résumé, la juridiction de la Cour repose sur une disposition conventionnelle (contenue dans le pacte de Bogotá), et non sur une déclaration unilatérale faite en vertu de la clause facultative énoncée au paragraphe 2 de l'article 36 du Statut de la Cour. L'article XXXI avait pour objet de renforcer la compétence ratione materiae et ratione temporis de la Cour (en excluant toute restriction tant que le pacte resterait en vigueur), mais aussi sa compétence ratione personae (à l'égard de tous les Etats parties au pacte). Selon moi, la conception volontariste traditionnelle (un avatar de la doctrine anachronique du positivisme juridique) a ainsi cédé le pas à la conception rassurante du jus necessarium, et ce, pour le plus grand bénéfice de la réalisation de la justice internationale.
58. Dès l'affaire relative à des Actions armées frontalières et transfrontalières, la Cour avait clairement indiqué que l'article XXXI constituait une clause compromissoire énonçant l'engagement des Etats parties au pacte en faveur de sa juridiction à l'égard de tous les «différends d'ordre juridique», indépendamment de la clause facultative contenue au paragraphe 2 de l'article 36 du Statut. La Cour avait souligné qu'«il ressort[ait] nettement du pacte que les Etats américains, en élaborant cet instrument, a[vaient] entendu renforcer leurs engagements mutuels en matière de règlement judiciaire. On en trouve aussi confirmation dans les travaux préparatoires», au cours desquels la procédure judiciaire devant la Cour avait été considérée comme «la principale procédure de règlement pacifique des différends entre les Etats américains» (par. 46). Enfin, le fait que l'article XXXI du pacte de Bogotá renforçait le règlement judiciaire des différends par la Cour a également été reconnu par la doctrine |53|.
VII. Conclusions : la troisième voie (the third way/tercera vía) prévue au paragraphe 9 de l'article 79 du Règlement de la Cour – exception n'ayant pas un caractère exclusivement préliminaire
59. J'en viens maintenant au dernier aspect que je voudrais examiner dans le présent exposé de mon opinion individuelle. Dans l'arrêt qu'elle a rendu ce jour, 24 septembre 2015, en l'affaire relative à l'Obligation de négocier un accès à l'océan Pacifique, la Cour – ainsi que je l'ai déjà indiqué (par. 2-3 ci-dessus) – s'est très brièvement référée à l'article XXXI du pacte de Bogotá et au paragraphe 9 de l'article 79 de son Règlement, alors qu'elle a attaché une grande attention à l'article VI du pacte. Je rappellerai que, dans l'affaire Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique (fond, arrêt du 27 juin 1986), la Cour avait précisé la portée de l'article 79 de son Règlement en indiquant que cette disposition
«présent[ait] ... un avantage certain : en qualifiant certaines exceptions de préliminaires, elle montre bien que, lorsqu'elles présentent exclusivement ce caractère, les exceptions doivent être tranchées sans délai, mais que, dans le cas contraire, et notamment lorsque ce caractère n'est pas exclusif puisqu'elles comportent à la fois des aspects préliminaires et des aspects de fond, elles devront être réglées au stade du fond. Ce procédé tend d'autre part à décourager toute prolongation inutile de la procédure au stade de la compétence.» (Par. 41.)
60. La Cour a par la suite réaffirmé ce point dans les affaires Lockerbie (Lybie c. Royaume-Uni et Etats-Unis d'Amérique, exceptions préliminaires, arrêts du 27 février 1998, par. 49 et 48, respectivement). Dans l'affaire susmentionnée du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie, exceptions préliminaires, arrêt du 13 décembre 2007), elle a en outre précisé que, en principe, une partie soulevant une exception préliminaire (d'incompétence ou d'irrecevabilité) avait droit à ce qu'il soit répondu à cette exception au stade préliminaire de la procédure, sauf si la Cour «ne dispose pas de tous les éléments nécessaires» pour se prononcer sur les questions soulevées ou si le fait de répondre à l'exception préliminaire équivaudrait à trancher le différend, ou certains de ses éléments, au fond (par. 51).
61. Aux termes du paragraphe 9 de l'article 79 de son Règlement, la Cour n'est pas tenue de se prononcer dans un sens ou dans l'autre sur l'exception qui lui est présentée (c'est-à-dire en y faisant droit ou en la rejetant). Cette disposition prévoit en effet une troisième voie (third way/tercera vía), à savoir que la Cour peut
«déclare[r] que cette exception n'a pas dans les circonstances de l'espèce un caractère exclusivement préliminaire. Si la Cour rejette l'exception ou déclare qu'elle n'a pas un caractère exclusivement préliminaire, elle fixe les délais pour la suite de la procédure.»
62. Dans cette hypothèse, la Cour, en décidant d'examiner l'affaire au fond, affirme sa compétence ; si tel est le cas, c'est parce que l'exception en cause contient intrinsèquement certains aspects ayant trait au fond et, partant, nécessite un examen au fond. Il en va ainsi en la présente affaire opposant la Bolivie et le Chili en ce qui concerne le point de savoir si leur pratique postérieure au Traité de paix de 1904 étaye l'existence d'une obligation de négocier incombant à l'Etat défendeur. Ces négociations ont donné lieu à un différend qui n'a pas été réglé par le Traité de paix de 1904. L'exception du Chili n'ayant pas un caractère exclusivement préliminaire mais apparaissant plutôt comme un moyen de défense au fond contre la demande de la Bolivie, il était impossible de se prononcer correctement sur elle sans examiner l'affaire au fond.
63. Des négociations ont eu lieu, qui se sont prolongées bien après l'adoption du pacte de Bogotá de 1948 et auxquelles les deux Parties ont activement participé ; quoiqu'il n'y soit pas fait expressément référence dans le présent arrêt, la Cour a relevé que des arguments avaient été présentés en cours d'instance à l'effet que des négociations s'étaient déroulées postérieurement au Traité de paix de 1904 (par. 19) |54| sur des questions qui n'avaient pas été réglées, et qu'elles avaient continué bien au-delà de la date d'adoption du pacte de Bogotá (le 30 avril 1948), et jusqu'en 2012. Or, la présente espèce porte sur ce processus, et sur le point de savoir s'il existe une obligation de poursuivre ces négociations.
64. Affirmer qu'il existe une obligation de négocier n'est pas la même chose que d'affirmer qu'il existe une obligation de négocier en vue d'un accord ou d'un résultat déterminé. La première affirmation n'implique pas la seconde. Il s'agit là d'une question qui devait être examinée lors de la phase du fond. A ce stade, la Cour n'avait à s' intéresser qu'à la première de ces deux assertions, celle de l'existence d'une obligation de négocier. L'exception soulevée par l'Etat défendeur n'apparaissait pas comme ayant un caractère exclusivement préliminaire. Elle ne pouvait être correctement examinée d'un point de vue matériel que dans le cadre de l'examen de l'affaire au fond, et non en tant qu'«exception préliminaire». En ce sens, la Cour a eu a eu raison de décider qu'elle fixerait les délais pour la suite de la procédure (par. 9 de l'article 79 in fine), ouvrant ainsi la phase du fond. Les échanges qui ont eu lieu entre les Parties et les déclarations qu'elles ont faites après 1904 semblent étayer l'existence d'une obligation de négocier, au-delà et indépendamment du traité de paix de 1904. La Cour devait donc passer à l'examen de l'affaire au fond, afin de se pencher sur le puntum pruriens de la présente espèce, et de se prononcer à cet égard.
65. Je rappellerai en outre que, dans l'affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt du 13 décembre 2007), la Cour, après avoir rappelé la logique qui sous-tend l'article VI du pacte de Bogotá, avait conclu que le différend n'avait pas été réglé par le traité à l'examen (le traité de 1938 et le protocole de 1930) ni par une décision judiciaire, et, partant, s'était déclarée compétente en vertu de l'article XXXI du pacte (par. 77 et 120). Elle avait d'ailleurs jugé utile de rappeler que le paragraphe 9 de l'article 79 de son règlement lui donnait trois possibilités pour répondre à une exception préliminaire : faire droit à celle-ci ou la rejeter, ou encore déclarer qu'elle n'a pas un caractère exclusivement préliminaire (par. 48).
66. Selon moi, cela aurait été le moyen approprié et le plus prudent de traiter l'exception préliminaire soulevée en la présente espèce. En tout état de cause, la Cour aurait examiné l'affaire au fond. Les première et troisième solutions prévues au paragraphe 9 de l'article 79 conduisaient en effet, sur la base d'un raisonnement différent, à pareil examen. Dans l'affaire du Différend territorial et maritime, qui opposait le Nicaragua à la Colombie (voir ci-dessus), la Cour avait en outre souligné que l'engagement pris en vertu de l'article XXXI du pacte de Bogotá était un engagement «autonome» (indépendant d'une déclaration faite en vertu de la clause facultative), qui renforçait l'accès à la Cour (par. 134-135) et le règlement judiciaire des «différends d'ordre juridique» aux termes du pacte de Bogotá. L'article XXXI ne saurait être indûment limité par des déclarations faites en vertu de la clause facultative ou par des exceptions n'ayant pas un caractère exclusivement préliminaire.
67. Je conclurai en précisant que l'exception soulevée par le Chili apparaissait comme un moyen de défense contre l'argumentation de la Bolivie au fond, et qu'elle était inextricablement liée à celle-ci. Quoi qu'il en soit, la Cour ne disposait pas de tous les éléments nécessaires pour se prononcer sur cette exception en tant que question «préliminaire». Selon moi, il aurait été plus conforme au principe de la bonne administration de la justice que la Cour ne se prononçât sur cette question qu'au stade de l'examen au fond, lorsque les Parties en litige auraient eu l'occasion de présenter intégralement leur argumentation. Cela n'aurait nullement retardé la procédure au fond qui va suivre. Enfin, et ce n'est pas le moins important, l'article VI du pacte de Bogotá n'exclut pas la compétence de la Cour à l'égard de différends qui se sont fait jour après 1948 : prétendre le contraire reviendrait à priver le pacte de son effet utile. Conformément au courant majoritaire de la doctrine juridique internationale d'Amérique latine, cet instrument confère une importance cruciale au règlement judiciaire des différends – sa réalisation principale – sur la base de l'article XXXI, lequel constitue un tournant dans le développement conceptuel de ce domaine du droit international.
(Signé) António Augusto Cançado Trindade.
Déclaration de M. le juge Gaja
[Traduction]
1. Dans sa requête (par. 32) comme dans les conclusions qu'elle a présentées dans son mémoire, la Bolivie prie la Cour de dire et juger que «le Chili a l'obligation de négocier avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique», que le Chili ne s'est pas conformé à cette obligation et qu'il est tenu de s'en acquitter. Bien que cette demande mette l'accent sur les négociations, celles-ci ne constituent donc qu'un moyen devant permettre à la Bolivie d'obtenir un accès souverain à la mer. Selon moi, la Cour aurait dû accorder davantage de poids à cet élément de fait lorsqu'elle a défini le différend.
Même si l'expression «accès souverain à la mer» peut être ambiguë, il n'est pas contesté que, dans le traité de paix et d'amitié conclu en 1904 par les deux Etats, qui traitait de questions de souveraineté, il n'est fait aucune référence à pareil accès pour la Bolivie. L'article II du traité de 1904 avait trait à l'acquisition, par le Chili, de l'intégralité de la bande côtière qui relevait de la souveraineté bolivienne avant la guerre du Pacifique. Par ailleurs, cet instrument délimitait de manière exhaustive la frontière terrestre entre la Bolivie et le Chili, y compris en ce qui concerne les provinces de Tacna et d'Arica, sur lesquelles le point de savoir qui du Chili et du Pérou avait la souveraineté demeurait indéterminé (voir l'article 3 du traité d'Ancón du 20 octobre 1883 conclu entre ces deux Etats) et qui, bien qu'étant occupées par le Chili à l'époque, avaient été désignées comme des «provinces péruviennes» dans le traité du 23 septembre 1902 entre la Bolivie et le Pérou sur la démarcation des frontières. Etant donné que le débat politique au Chili et au Pérou dans les années précédentes avait montré qu'un accord sur la cession des deux provinces ou simplement d'Arica à la Bolivie était irréaliste, il est compréhensible que la Bolivie et le Chili aient recherché ce qui pouvait être considéré comme une solution de remplacement à l'accès souverain à un port, solution qui fut énoncée dans le traité de 1904. Celle-ci a consisté à accorder à la Bolivie un droit de transit commercial et le droit d'établir des agences douanières dans les ports d'Arica et d'Antofagasta, et à prévoir la construction, aux frais du Chili, d'une ligne de chemin de fer reliant Arica à La Paz ainsi que le versement d'une indemnité financière à la Bolivie. Le contenu de ce traité, et en particulier les coûteuses concessions consenties par le Chili, donnent à penser que cet instrument devait constituer un règlement exhaustif, qui comprenait la question de l'accès à un port. En ce qui concerne ce dernier point, le caractère exhaustif dudit règlement a été reconnu dans un opuscule publié en 1905 par le négociateur bolivien, Alberto Gutiérrez (El Tratado de paz con Chile, La Paz : Imprenta y Litografia Artística, 1905, p. 21, 22, 36 et 53).
La souveraineté que détient actuellement le Chili sur le littoral en cause n'est pas contestée par la Bolivie, laquelle n'a pas non plus, en la présente instance, contesté la validité du traité de 1904 ou le fait que celui-ci est toujours en vigueur (CR 2015/21, p. 12, par. 9-10 et 12 (Chemillier-Gendreau)). L'objectif de la Bolivie est d'obtenir, par voie de négociations, un accès souverain à l'océan Pacifique. A cet égard, l'un des conseils du demandeur a indiqué qu'«une solution trouvée d'un commun accord p[ouvait] avoir ou non une incidence sur le traité» (CR 2015/21, p. 32, par. 7 (Akhavan)), tandis que, dans sa réponse à la question posée par M. le juge Owada au sujet du sens de l'expression «accès souverain», la Bolivie a évoqué «[l']éventualité que le traité de 1904 puisse être modifié à un certain moment dans l'avenir». Ce nonobstant, c'est à juste titre que le Chili a affirmé que l'obtention, par la Bolivie, de pareil accès aurait immanquablement une incidence partielle sur le traité de 1904. Tout accès «souverain» se ferait en effet nécessairement par un territoire qui, aux termes de cet instrument, ne relève pas de la souveraineté bolivienne.
2. Comme base juridictionnelle en la présente espèce, la Bolivie a invoqué l'article XXXI du pacte de Bogotá, qui confère compétence à la Cour à l'égard d'un large éventail de différends. Le Chili ne conteste pas la portée de cette disposition mais soutient qu'il est fait obstacle à la compétence de la Cour par l'article VI de ce même instrument, qui exclut les «questions déjà réglées au moyen d'une entente entre les parties, ou d'une décision arbitrale ou d'une décision d'un tribunal international, [ou] celles régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du présent Pacte». Or, selon le Chili, la question de l'accès souverain de la Bolivie à la mer a été réglée par le traité de 1904.
La condition énoncée par le premier membre de phrase de l'article VI pour que soit exclue l'application des procédures prévues dans le Pacte est que le différend en cause porte sur une question qui a «déjà [été] réglée[]» soit au moyen d'une entente, soit par une décision judiciaire ou arbitrale avant la date de la conclusion du Pacte. Ainsi que M. Belaúnde, le délégué du Pérou ayant proposé le texte qui allait devenir l'article VI, l'avait précisé à la conférence de Bogota, «[l]e risque est que cette question soit rouverte ou que l'on tente de la rouvrir» (EPC, vol. I, annexe 12, p. 199 ; «El peligro esta en que se reabra, en que se quiera reabrir»). Dans l'affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie) (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 858, par. 77), la Cour a relevé que «cette disposition visait clairement à empêcher que de telles procédures, et en particulier le droit de recours de nature judiciaire, pussent être utilisées afin de rouvrir des questions déjà réglées entre les parties au Pacte».
Il est peu vraisemblable que l'article VI, par son second membre de phrase, qui exclut des procédures énoncées dans le Pacte les questions «régies par des accords ou traités en vigueur», ait eu pour objet d' établir une distinction entre des ententes informelles et des décisions judiciaires ou arbitrales, d'une part, et, d'autre part, des traités conclus en bonne et due forme. Ce sont sans doute plutôt les questions qui ont été réglées une fois pour toutes qu'il convient de distinguer des questions qui sont régies par des dispositions conventionnelles d'application continue telles que celles qui, dans le traité de 1904, portent sur la détermination de la frontière ou le transit commercial. La crainte de voir des questions rouvertes semble valoir également en ce qui concerne les questions régies par des traités.
Quelle que soit l'interprétation que l'on fasse de l'article VI, il est difficile de conclure que la question de l'accès de la Bolivie à la mer n'a pas été réglée par le traité de 1904.
3. Une question qui a été réglée peut, par la suite, être rouverte. Si l'objet du présent différend était considéré comme une question ayant été rouverte avant le 30 avril 1948, date de l'adoption du pacte de Bogotá, alors la Cour aurait compétence à l'égard de ce différend.
Le règlement d'un différend dépend nécessairement, de façon directe ou indirecte, du consentement des Parties. Le fait de rouvrir une question déjà réglée doit lui aussi être considéré comme requérant pareil consentement. L'action unilatérale d'un Etat pourrait certes donner naissance à un nouveau différend mais, pour qu'une question antérieurement réglée par deux Etats soit rouverte, ceux-ci doivent l'un et l'autre agir en ce sens. A cet égard, il n'est pas nécessaire qu'une obligation de négocier se soit fait jour ; l'existence de négociations librement engagées par les parties pourrait avoir pour conséquence qu'une question réglée soit rouverte.
L'hypothèse selon laquelle la question de l'accès souverain de la Bolivie à la mer a été rouverte avant le 30 avril 1948 paraît essentiellement reposer sur 1) un mémorandum en date du 9 septembre 1919 dans lequel il était indiqué que le Chili «accept[ait] d'entamer de nouvelles négociations, sans préjudice des dispositions du traité de paix de 1904, afin de répondre aux aspirations du pays ami, à condition que le plébiscite lui soit favorable» ; 2) une déclaration faite par le Chili le 10 janvier 1920 selon laquelle celui-ci «entend[ait] veiller à ce que la Bolivie dispose d'un accès à la mer qui lui soit propre, en cédant une partie importante de la zone située au nord d'Arica» («Chile está dispuesto a procurar que Bolivia adquiera una salida propia al mar, cediéndole una parte importante de esa zona al norte de Arica») ; et 3) le mémorandum du gouvernement chilien du 4 décembre 1926 en réponse à la proposition de céder Tacna et Arica à la Bolivie formulée par le secrétaire d'Etat des Etats-Unis d'Amérique, M. Kellog. Dans ce document, il était indiqué que «le gouvernement chilien accept[ait], par principe, d'examiner la proposition» («el Gobierno de Chile accede a considerar en principio la proposición»).
4. Etant donné que, suivant l'analyse exposée ci-dessus, il serait nécessaire de déterminer si des questions ont été rouvertes après la conclusion du traité de 1904, l'exception préliminaire du Chili soulèverait des problèmes ayant trait aux négociations entre les Parties. Il conviendrait alors de rechercher si, et dans quelle mesure, ceux-ci peuvent être examinés par la Cour au stade de l'examen de l'exception préliminaire.
Selon le paragraphe 9 de l'article 79 de son Règlement, la Cour «retient l'exception, la rejette ou déclare que cette exception n'a pas dans les circonstances de l'espèce un caractère exclusivement préliminaire». Dans l'affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie) (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 852, par. 51), dans laquelle une exception avait également été présentée sur la base de l'article VI du pacte de Bogota, la Cour a dit qu'
«une partie qui soulève des exceptions préliminaires a[vait] droit à ce qu'il y soit répondu au stade préliminaire de la procédure, sauf si la Cour ne dispose pas de tous les éléments nécessaires pour se prononcer sur les questions soulevées ou si le fait de répondre à l'exception préliminaire équivaudrait à trancher le différend, ou certains de ses éléments, au fond».
Lorsqu'est invoqué l'article VI du pacte de Bogota, le point de savoir si une question a été réglée aura souvent une incidence tant sur la compétence que sur le fond. Dans l'affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), la Cour n'a toutefois pas hésité à envisager que son arrêt sur les exceptions préliminaires puisse «effleurer certains aspects du fond de l'affaire» (C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 852, par. 51). Dans cet arrêt, elle a jugé que certaines questions, qui avaient trait à la souveraineté sur trois îles nommément désignées, devaient être considérées comme ayant été réglées par un traité bilatéral entre les Parties (ibid., p. 860-861, par. 86 à 90) ; en revanche, elle s'est déclarée compétente à l'égard d'autres questions relatives à la souveraineté territoriale, considérant que celles-ci n'avaient pas été «réglées» par le traité en question et, partant, relevaient de sa compétence (ibid., p. 863, par. 97 et, p 865, par. 104).
Dans l'arrêt qu'elle a rendu sur l'exception préliminaire soulevée en la présente espèce, la Cour aurait pu rechercher si certaines questions avaient été réglées par le traité de 1904. Elle n'aurait cependant pas pu parvenir à une décision concernant sa compétence sans rechercher également si une question réglée par cet instrument avait été ultérieurement rouverte. A cette fin, elle aurait dû examiner certains points ayant trait aux négociations, qui font également partie du fond de l'affaire. Compte tenu du lien entre le rôle qu'ont pu jouer les négociations pour rouvrir une question antérieurement réglée, d'une part, et, d'autre part, la possibilité que soit déduite de ces négociations l'existence d'une obligation de négocier, la Cour aurait dû conclure que, dès lors, l'exception n'avait pas un caractère exclusivement préliminaire.
(Signé) Giorgio Gaja.
Opinion dissidente de Mme la juge ad hoc Arbour
[Traduction]
Exception du Chili n 'ayant pas un caractère exclusivement préliminaire –Présentation de l'objet du différend par la Bolivie ayant varié – Cour n'ayant pas compétence par l'effet de l'article VI du pacte de Bogota si l'obligation invoquée par la Bolivie est une obligation de résultat –Cour n'étant pas en mesure de définir précisément l'objet du différend avant d'avoir connaissance de l'argumentation des Parties au fond –Question de la compétence aurait dû être reportée à la phase de l'examen au fond.
I. Introduction
1. C'est à regret, et avec le plus grand respect, que j'exprime mon désaccord avec la décision de la Cour de se prononcer sur l'exception préliminaire d'incompétence soulevée par le Chili. Pour les raisons exposées ci-après, je suis en effet parvenue à la conclusion que cette exception n'avait pas un caractère exclusivement préliminaire, au sens du paragraphe 9 de l'article 79 du Règlement de la Cour, et que celle-ci n'aurait dû statuer sur elle qu'après avoir pleinement pris connaissance de l'argumentation des Parties au fond.
II. Définition de l'objet du différend par la Bolivie
2. Je commencerai par examiner la question de la définition de l'objet du différend. Pour définir l'objet d'un différend, la Cour doit s'efforcer de «circonscrire le véritable problème en cause et de préciser l'objet de la demande» (Essais Nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29 ; Essais Nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 466, par. 30). Ainsi que la Cour l'a précisé au paragraphe 26 de son arrêt, cette analyse doit reposer sur la manière dont le différend a été exposé par le demandeur, en tenant compte des exposés écrits et oraux des Parties. Il est donc utile de rechercher comment la Bolivie a défini sa demande, ainsi que la façon dont sa position a évolué à l'audience.
3. L'exception d'incompétence du Chili est fondée sur le fait que, selon lui, la Bolivie demande à la Cour de dire qu'il est tenu de lui octroyer un accès souverain à l'océan Pacifique par un processus de négociation ; cette obligation, telle que le Chili la comprend, serait donc une obligation de résultat. Le Chili soutient ainsi que l'accès souverain à la mer est l'«objectif ultime» de la demande de la Bolivie,
«[l]a prétendue obligation de négocier n'[étant] qu'un moyen – tout à fait artificiel, soit dit en passant – dont se sert la Bolivie pour tenter de faire valoir ce droit allégué. Si l'on se penche en détail sur la demande de la Bolivie, force est en effet de constater que celle-ci ne conçoit pas la négociation comme le processus habituel d'échanges de bonne foi mais comme une procédure prescrite par voie judiciaire et devant déboucher sur un seul et unique résultat prédéterminé, à savoir l'attribution à la Bolivie d'un territoire chilien lui permettant d'obtenir un accès souverain à la mer.» (CR 2015/18, p. 47, par. 4 (Wordsworth).
4. Dans ses écritures et plaidoiries, la Bolivie n'a toutefois pas toujours été claire sur le point de savoir si l'obligation qu'elle invoquait était effectivement une obligation de résultat. Elle a exposé la nature de sa demande de plusieurs manières différentes.
5. Dans sa requête et son mémoire, la Bolivie a présenté l'objet du différend comme suit :
«32. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Bolivie prie respectueusement la Cour de dire et juger que :
a) le Chili a l'obligation de négocier avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique ;
b) le Chili a manqué à cette obligation ;
c) le Chili doit s'acquitter de ladite obligation de bonne foi, de manière prompte et formelle, dans un délai raisonnable et de manière effective, afin d'octroyer à la Bolivie un accès pleinement souverain à l'océan Pacifique.
33. La Bolivie se réserve le droit de compléter, de préciser ou de modifier la présente requête dans la suite de la procédure.» (Requête de la Bolivie, p. 20 ; voir également mémoire de la Bolivie, p. 10, par. 28.)
6. Le passage ci-après, extrait du mémoire de la Bolivie, indique clairement que ce que celle-ci cherche à obtenir est que la Cour dise qu'il existe une obligation de négocier en vue d'un résultat particulier :
«La présente section définit la portée de l'obligation du Chili de négocier un accès souverain à la mer. Cette obligation est plus exigeante qu'une obligation générale de négocier au regard du droit international, en particulier du fait que c'est une obligation positive, celle de négocier de bonne foi en vue d'atteindre un résultat donné – à savoir un accès souverain à l'océan Pacifique pour la Bolivie –, qui incombe au Chili en l'espèce.» (Mémoire de la Bolivie, p. 97, par. 221.)
7. Dans son mémoire, la Bolivie met l'accent sur la distinction entre une obligation de résultat et une obligation de moyens, en se fondant sur l'avis consultatif donné par la Cour sur les Armes nucléaires. Elle indique ce qui suit :
«la Cour a relevé que ... dans certaines circonstances, une obligation de négocier de bonne foi pouvait avoir pour effet de créer en outre une obligation de conclure un accord. Examinant l'article VI du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, elle a ainsi précisé que celui-ci énonçait non pas une simple obligation de comportement mais une obligation de résultat :
«La portée juridique de l'obligation considérée dépasse celle d'une simple obligation de comportement ; l'obligation en cause ici est celle de parvenir à un résultat précis – le désarmement nucléaire dans tous ses aspects – par l'adoption d'un comportement déterminé, à savoir la poursuite de bonne foi de négociations en la matière.» (Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 263, par. 99.)
...........................................................................................
L'obligation qui incombe au Chili de négocier un accès souverain à la mer pour la Bolivie est de la même nature.» (Mémoire de la Bolivie, p. 117-119, par. 283-286.)
8. La Bolivie établit un parallèle avec d'autres obligations de résultat, telles que celles qui sont énoncées à l'article 125 de la CNUDM, précisant que «l'obligation d'atteindre un certain résultat d'un commun accord implique non seulement celle de négocier, mais aussi celle de négocier en vue de parvenir à cet accord». (Mémoire de la Bolivie, p. 99, par. 226.) Et la Bolivie d'ajouter à cet égard :
«c'est une obligation plus précise qui incombe au Chili, à savoir celle de négocier avec la Bolivie un accès souverain à la mer. Il ne s'agit donc pas seulement de mettre au jour un différend ou un désaccord entre les deux Etats et d'en déterminer la portée, mais de s'efforcer d'atteindre, en application d'une obligation juridique et par voie de négociations, un objectif défini.» (Mémoire de la Bolivie, p. 103-104, par. 237.)
9. La Bolivie précise que l'obligation en question est permanente et continue, et qu'il ne peut y être mis fin que par un accord : «L'obligation de négocier reste en vigueur tant que son objectif n'a pas été réalisé, a fortiori lorsque, comme c'est le cas en la présente espèce, il s'agit d'une obligation de négocier visant à atteindre un résultat précis». (Mémoire de la Bolivie, p. 120, par. 290 ; voir également p. 119, par. 287.)
10. Dans son mémoire, la Bolivie qualifie fréquemment l'obligation qu'elle invoque d'obligation «de négocier un accès souverain à la mer». Cependant, au vu de ce qui précède, cela signifie qu'il s'agit non pas d'une simple obligation de négocier, mais d'une obligation de négocier pour parvenir à un certain résultat. La Bolivie ajoute qu'elle ne demande pas à la Cour de déterminer «la portée ou les modalités précises de son droit à un accès souverain à la mer», mais que ce sont ces modalités qui feront l'objet des négociations «de bonne foi . visant à atteindre le résultat particulier consistant à lui octroyer un accès souverain à l'océan Pacifique» (mémoire de la Bolivie, p. 194, par. 497). Ce résultat lui-même, en revanche, n'est pas négociable ; il fait partie intégrante de l'obligation alléguée.
11. Bien qu'elle précise, dans son exposé écrit sur l'exception préliminaire du Chili, que l'objet du différend doit être défini en se référant à la requête et au mémoire, la Bolivie ne fait pas explicitement mention dans cette pièce d'une obligation de résultat, se contentant d'indiquer que l'objet du différend est «le non-respect par le Chili de son obligation de négocier de bonne foi en vue [de lui] octroyer ... un accès souverain à l'océan Pacifique, et ... le refus du Chili de reconnaître cette obligation» (exposé écrit de la Bolivie, p. 7-8, par. 21).
12. Lors de son premier tour de plaidoiries, la Bolivie a essentiellement employé l'expression «obligation de négocier», semblant continuer de se référer à une obligation de résultat. Elle a ainsi réitéré les termes qu'elle avait utilisés dans la requête, affirmant que le Chili avait une obligation de négocier «en vue de parvenir à un accord lui octroyant un accès pleinement souverain» (CR 2015/19, p. 18, par. 14 (Forteau) ; les italiques sont de moi). A la fin du premier tour de plaidoiries, M. Akhavan est revenu sur l'idée d'une obligation de résultat, soulignant que la Bolivie ne demandait pas à la Cour de déterminer les modalités précises de son accès à la mer, qu'il s'agisse d'un couloir, d'une enclave côtière, d'une zone spéciale ou de toute autre solution concrète, et ajoutant qu'elle «se content[ait] de demander à la Cour de prescrire au Chili d'honorer l'engagement qu'il a[vait] pris à maintes reprises de négocier cette solution» (CR 2015/19, p. 50-51, par. 3 (Akhavan)).
13. Ce n'est qu'au second tour de plaidoiries que la Bolivie a introduit une certaine ambiguïté dans sa position concernant la nature de l'obligation de négocier qui incomberait au Chili. Elle a en effet indiqué que celle-ci n'était pas «une obligation auto-exécutoire» et n'aboutirait pas en soi à l'obtention par la Bolivie d'un accès souverain à la mer, mais qu'il s'agissait simplement d'une obligation d'engager des négociations dans le but de parvenir à un accord sur la question de l'accès souverain (CR 2015/21, p. 18, par. 9 (Forteau)). La Bolivie a par ailleurs catégoriquement rejeté l'allégation du Chili selon laquelle elle «demand[ait] à la Cour de prescrire au Chili de renégocier afin de transformer son accès non souverain à la mer par le territoire chilien en un accès souverain» (CR 2015/21, p. 28, par. 11 (Remiro-Brotóns), les italiques sont de l'orateur ; citant le CR 2015/20, p. 39 (Koh)), se référant à l'affaire Gabcikovo-Nagymaros, dans laquelle la Cour avait précisé qu'il ne lui appartenait pas d'imposer le résultat des négociations. Et la Bolivie d'ajouter que ce serait aux Parties de définir une solution concrète (CR 2015/21, p. 32, par. 7 (Akhavan), citant l'affaire relative au Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 78, par. 141).
14. Enfin, après la clôture de la procédure orale, les deux Parties ont répondu par écrit à une question qui leur avait été posée par M. le juge Owada et portait sur le sens de l'expression «accès souverain à la mer». Le Chili a répété son argument selon lequel la Bolivie demandait en pratique à la Cour de dire qu'il était tenu de lui «céder la souveraineté sur [son] territoire côtier». Quant à la réponse de la Bolivie, il est intéressant de la citer plus longuement car elle est au cœur du raisonnement de la Cour en la présente espèce :
«S'agissant de la pertinence de cette question à l'égard de la compétence de la Cour, la Bolivie observe que son argumentation au fond consiste à dire que le Chili a accepté à maintes reprises de négocier avec elle en vue de lui assurer un accès souverain à l'océan Pacifique et de résoudre ainsi son problème d'enclavement. Pour définir le sens de cette expression et les différents éléments qu'elle recouvre – si tant est que ce soit possible –, il convient de déterminer ce dont les Parties sont convenues dans les accords qu'elles ont successivement conclus. La Bolivie fait respectueusement valoir que l'existence de cet accord entre les Parties et les éléments précis qu'il recouvre constituent clairement une question qui ne doit pas être tranchée à ce stade préliminaire de l'instance, mais lors de la phase de l'examen au fond». (Réponse écrite de la Bolivie à la question posée par M. le juge Owada à l'audience publique tenue le 8 mai 2015 dans l'après-midi.)
15. Le point de savoir si la Bolivie continue de défendre la position qu'elle a exposée dans son mémoire, à savoir que l'obligation de négocier qu'elle invoque est une obligation de résultat, n'est donc pas clair. De fait, la Bolivie précise que la véritable nature de cette obligation ne peut être établie avant d'avoir examiné l'affaire au fond, point auquel je souscris ; c'est pour cette raison que, selon moi, la Cour aurait dû refuser de se prononcer sur la question de la compétence avant d'avoir pleinement pris connaissance de l'argumentation des Parties au fond. Ainsi que cela sera exposé ci-après, elle n'a cependant pas semblé tenir compte de cette ambigûité en énonçant sa conclusion concernant l'objet de la demande.
III. Définition de l'objet du différend par la Cour
16. C'est bien évidemment à la Cour qu'il appartient de déterminer l'objet du différend. En l'espèce, sa conclusion a été la suivante :
«la Cour conclut que l'objet du différend réside dans la question de savoir si le Chili a l'obligation de négocier de bonne foi un accès souverain de la Bolivie à l'océan Pacifique et, dans l'affirmative, si le Chili a manqué à cette obligation» (arrêt, par. 34).
17. La Cour a en outre indiqué que
«l'emploi, dans le présent arrêt, des expressions «accès souverain» et «négocier un accès souverain» ne saurait être interprété comme reflétant ses vues quant à l'existence, à la nature ou au contenu d'une prétendue obligation de négocier incombant au Chili» (arrêt, par. 36).
Elle a pourtant ajouté que, «[m]ême à supposer, arguendo, que la Cour conclue à l'existence de pareille obligation, il ne lui appartiendrait pas de prédéterminer le résultat de toute négociation qui se tiendrait en conséquence de cette obligation» (arrêt, par. 33).
IV. Caractère exclusivement préliminaire de l'exception
18. Je soutiens respectueusement que, avant que les Parties aient exposé leur argumentation au fond et que la Cour ait pu déterminer non seulement l'existence de la prétendue obligation de négocier mais aussi les véritables nature, contenu et portée de celle-ci, il n'était pas possible d'établir si l' objet réel du différend en la présente espèce était, en 1948, une «question[] réglée[] au moyen d'une entente entre les Parties [ou] régie[] par des ou accords ou [le] traité[] [de paix de 1904]», au sens de l'article VI du pacte de Bogotá.
19. Ce n'est qu'au stade de l'examen de l'affaire au fond que la Cour sera en mesure de déterminer si l'obligation alléguée de négocier, dans l'hypothèse où elle existe au regard du droit international, impose au Chili de parvenir à un accord avec la Bolivie octroyant à celle-ci un accès souverain à l'océan Pacifique – selon des modalités devant faire l'objet d'un accord – ou si elle impose simplement aux Parties d' étudier de bonne foi la possibilité de parvenir à pareille solution, ainsi que les modalités de cette dernière. Selon moi, ce n'est que dans cette seconde hypothèse que la Bolivie peut échapper à l'application de l'article VI du pacte de Bogotá.
20. Pour étayer cette conclusion, je me livrerai maintenant à une brève analyse des dispositions pertinentes du pacte de Bogotá.
21. Si l'article XXXI confère compétence à la Cour «sur tous les différends d'ordre juridique ... ayant pour objet ... [t]oute question de droit international», l'article VI dispose que cette juridiction obligatoire ne pourra s'appliquer «ni aux questions déjà réglées au moyen d'une entente entre les Parties . ni à celles régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du présent Pacte».
22. Le Chili se fonde sur le caractère exhaustif du traité de paix de 1904 pour affirmer que, correctement comprise, la demande de la Bolivie a trait à une question réglée ou régie par ledit instrument et, partant, ne relève pas de la compétence de la Cour par l'effet de l'article VI du pacte de Bogota. Les dispositions pertinentes du traité de paix de 1904 sont rappelées au paragraphe 40 de l'arrêt, et je souscris à la présentation qu'en a fait la Cour. En résumé, le traité réglait «pleinement et à titre perpétuel» la question des frontières territoriales entre la Bolivie et le Chili, octroyant à la première, à titre perpétuel, un droit de transit commercial complet et inconditionnel dans les ports du second.
23. Ayant défini l'objet du différend comme elle l'a fait, la Cour conclut ainsi :
«Les dispositions du traité de paix de 1904 . ne traitent ni expressément ni implicitement de la question d'une obligation qui incomberait au Chili de négocier avec la Bolivie un accès souverain à l'océan Pacifique. En conséquence, la Cour considère que les questions en litige ne sont ni «réglées au moyen d'une entente entre les parties, ou d'une décision arbitrale ou d'une décision d'un tribunal international» ni «régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du [pacte de Bogota]», au sens de l'article VI du pacte de Bogota.» (Arrêt, par. 50.)
24. Si je puis me permettre, il s'agit là d'un triomphe de la forme sur le fond. Au paragraphe 32 de son arrêt, la Cour établit une distinction entre l'objectif final que poursuit la Bolivie, celui d'un accès souverain à l'océan Pacifique, «et le différend lié, mais distinct, qui lui a été présenté dans la requête [et] réside dans la question de savoir si le Chili a l'obligation de négocier un accès souverain de la Bolivie à la mer et, dans l'hypothèse où cette obligation existerait, si le Chili y a manqué». La Cour s'attache exclusivement à l'existence alléguée d'une obligation de négocier – existence qui devra bien évidemment être déterminée au fond – sans examiner explicitement le contenu matériel et la portée qu'aurait cette obligation. Or, s'il est vrai que, «[d]ans sa requête, la Bolivie ne demande pas à la Cour de dire et juger qu'elle a droit à [un] accès [souverain]» (arrêt, par. 32), tel est bien en réalité, comme je l'ai exposé ci-dessus (par. 5-15), ce qu'elle sollicite dans cette pièce et dans son mémoire, ainsi que dans la quasi-totalité de ses plaidoiries.
25. De fait, si la Cour devait juger, au fond, que le Chili a l'obligation de céder la souveraineté sur une partie de son territoire à la Bolivie, selon des modalités devant être définies par voie de négociation (une obligation de résultat, comme l'a initialement présentée la Bolivie), cela tomberait clairement, selon moi, sous le coup de l'article VI du pacte de Bogota en tant que «question[] . réglée[] [ou] régie[]» par le traité de paix de 1904. Dans cette hypothèse, la Cour n'aurait pas compétence pour connaître d'un différend d'ordre juridique relatif à pareille question. Si l'existence d'une obligation de cette nature était établie, cela exigerait immanquablement que des modifications soient apportées au traité de paix de 1904, ce qui confirmerait que la question était régie par cet instrument et, partant, exclue de la compétence de la Cour.
26. Je suis consciente de ce que la Cour a pu largement tourner cette difficulté en définissant l'objet du différend comme elle l'a fait au paragraphe 33 de l'arrêt, que je cite de nouveau :
«Même à supposer, arguendo, que la Cour conclue à l'existence de pareille obligation [de négocier un accès souverain], il ne lui appartiendrait pas de prédéterminer le résultat de toute négociation qui se tiendrait en conséquence de cette obligation.»
27. Ce nonobstant, je considère que la jurisprudence de la Cour relative au paragraphe 9 de l'article 79 de son Règlement, qui lui prescrit de reporter sa décision sur une exception préliminaire si elle «ne dispose pas de tous les éléments nécessaires pour se prononcer sur les questions soulevées ou si le fait de répondre à l'exception préliminaire équivaudrait à trancher le différend, ou certains de ses éléments, au fond» (Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 852, par. 51) trouve manifestement à s'appliquer en la présente espèce.
28. La question qui se posait à ce stade de la procédure était d'ordre purement juridictionnel. Tout traité ou accord laisse implicitement la possibilité aux parties d'en renégocier ultérieurement les termes. Autrement dit, aucun accord ne saurait fermer à jamais la porte à sa revision. Le véritable problème est donc de savoir si une partie au pacte de Bogota cherche à rouvrir une question qui a été réglée ou est régie par un traité ou tout autre accord conclu avant 1948. Là encore, j'insiste sur le fait que, bien évidemment, rien n'empêche les parties au traité de paix de 1904 de tenter de renégocier une question réglée ou régie par celui-ci. Cependant, au cas où un différend surgirait à l'occasion de pareil réexamen d'une question déjà réglée, elles ne pourraient se prévaloir, en tant que parties au pacte de Bogota, de l'accès à la Cour prévu à l'article XXXI de cet instrument.
29. Avant que les Parties aient pleinement exposé leur argumentation au fond, la Cour n'était pas en mesure de définir les véritables nature, contenu et portée de l'obligation alléguée de négocier ni de déterminer s'il s'agissait d'une obligation de résultat ou d'une obligation de moyens. Or, ce n'est qu'une fois que cette obligation aura été définie que la Cour sera en mesure d'établir si la question en cause est une question «réglée» ou «régie» par le traité de 1904 au sens de l'article VI du Pacte de Bogota et, partant, si elle a compétence.
V. Conclusion
30. Compte tenu de l'incertitude entourant les véritables nature, contenu et portée de l'obligation alléguée de négocier, incertitude qui ne sera levée que lorsque les Parties auront exposé leur argumentation au fond, il était, selon moi prématuré de se prononcer sur le point de savoir si l'objet du différend qui les oppose avait trait à une question entrant dans les prévisions de l'article VI du pacte de Bogota. Pour se prononcer dûment sur l'exception du Chili, la Cour aurait donc dû reporter sa décision à la phase de l'examen au fond.
(Signé) Louise Arbour.
[Source: Cour internationale de justice, Recueil des Arrêts, Avis consultatifs et Ordonnances, La Haye, 24sep15, pp. 592-611]
Notes :
1. La langue originale du traité de paix de 1904 est l'espagnol. Toutes les dispositions de cet instrument qui sont citées dans le présent arrêt ont été traduites en français par le Greffe. [Retour]
1. Voir, à cet égard, F. Ammoun, «La jonction des exceptions préliminaires au fond en droit international public», in Il processo internazionale – Studi in onore di G. Morelli, Comunicazioni e Studi, vol. 14 (1975), p. 34 et 38 ; voir aussi p. 21. [Retour]
2. Voir, notamment, Hironobu Sakai, «La bonne administration de la justice in the Incidental Proceedings of the International Court of Justice», Japanese Yearbook of International Law, vol. 55 (2012), p. 110-133 ; R. Kolb, «La maxime de la «bonne administration de la justice» dans la jurisprudence internationale», in: La bonne administration de la justice internationale, L'Observateur des Nations Unies, vol. 27-II (2009), p. 5-21. [Retour]
3. Voir M. Mabrouk, Les exceptions de procédure devant les juridictions internationales, Paris, LGDJ, 1966, p. 286-289 ; G. Abi-Saab, Les exceptions préliminaires dans la procédure de la Cour Internationale, Paris, Pédone, 1967, p. 194-198 ; E. Grisel, Les exceptions d'incompétence et d'irrecevabilité dans la procédure de la Cour Internationale de Justice, Berne, éd. H. Lang & Cie., 1968, p. 175-180 et 182. [Retour]
4. Le paragraphe 5 de l'article 62 du Règlement de 1936 se lisait comme suit : «La Cour, après avoir entendu les parties, statue sur l'exception ou la joint au fond. Si la Cour rejette l'exception ou la joint au fond, elle fixe de nouveau les délais pour la suite de l'instance.» [Retour]
5. Le paragraphe 7 de l'article 69 du Règlement de 1972 se lisait comme suit : «La Cour, après avoir entendu les parties, statue dans un arrêt par lequel elle retient l'exception, la rejette ou déclare que cette exception n'a pas dans les circonstances de l'espèce un caractère exclusivement préliminaire. Si la Cour rejette l'exception ou déclare qu'elle n'a pas un caractère exclusivement préliminaire, elle fixe les délais pour la suite de la procédure.» [Retour]
6. Le paragraphe 7 de l'article 79 du Règlement de 1978 a un contenu et un libellé identiques au paragraphe 7 de l'article 69 du Règlement antérieur (celui de 1972). [Retour]
7. Le paragraphe 9 de l'article 79 du Règlement actuel (adopté en 2000) a, lui aussi, un contenu et un libellé identiques au paragraphe 7 de l'article 79 du Règlement antérieur (celui de 1978). [Retour]
8. E. Jiménez de Aréchaga, «The Amendments to the Rules of Procedure of the International Court of Justice», American Journal of International Law, vol. 67 (1973), p. 11 et 13. [Retour]
10. Paragraphe 5 de l'article 62 du Règlement antérieur de la Cour. [Retour]
11. A.A. Cançado Trindade, International Law for Humankind – Towards a New Jus Gentium, deuxième édition revisée Leiden/The Hague, Nijhoff, Académie de droit international de La Haye, 2013, p. 58-61 ; et voir A.A. Cançado Trindade, «Foundations of International Law: The Role and Importance of Its Basic Principles», in XXX Curso de Derecho Internacional Organizadopor el Comité Juridico Interamericano –OEA (2003) p. 359-415. [Retour]
12. Andrés Bello, Principios de Derecho Internacional (1832), 3e éd., Paris, Libr. Garnier Hermanos, 1873, p. 3 et seq. ; C. Calvo, Manuel de droit international public et privé, 3e éd. rev., Paris, A. Rousseau Ed., 1892, chap. I, p. 69-83 ; L.M. Drago, La República Argentina y el Caso de Venezuela, Buenos Aires, Impr. Coni Hermanos, 1903, p. 1-18 ; L.M. Drago, La Doctrina Drago – Coleccion de Documentos (pres. S. Pérez Triana), London, Impr. Wertheimer, 1908, p. 115-127 et 205 ; A.N. Vivot, La Doctrina Drago, Buenos Aires, Edit. Coni Hermanos, 1911, p. 39-279 ; Deuxième Conférence de la Paix, Actes et discours de M. Ruy Barbosa, La Haye, W.P. Van Stockum, 1907, p. 60-81, 116-126, 208-223 et 315-330 ; Ruy Barbosa, Obras Completas, vol. XXXIV (1907)-II : A Segunda Conferência da Paz, Rio de Janeiro, MEC, 1966, p. 65, 163, 252, 327 et 393-395 ; Ruy Barbosa, Conceptos Modernos del Derecho Internacional, Buenos Aires, Impr. Coni Hermanos, 1916, p. 28-29 et 47-49 ; Clovis Bevilaqua, Direito Público Internacional (A Synthese dos Princípios e a Contribuiçâo do Brazil), vol. I, Rio de Janeiro, Livr. Francisco Alves, 1910, p. 11-15, 21-26, 90-95, 179-180 et 239-240 ; Raul Fernandes, Le principe de l'égalité juridique des Etats dans l'activité internationale de l'après-guerre, Geneva, Impr. A. Kundig, 1921, p. 18-22 et 33 ; J.-M. Yepes, «La contribution de l'Amérique Latine au développement du Droit international public et privé», Recueil des Cours de l'Académie de Droit International de La Haye [RCADI] (1930), vol. 32, p. 731-751 ; J.-M. Yepes, «Les problèmes fondamentaux du droit des gens en Amérique», RCADI (1934), vol. 47, p. 8 ; Alejandro Alvarez, Exposé de motifs et Déclaration des grands principes du Droit international moderne, 2e ed., Paris, Eds. Internationales, 1938, p. 8-9, 13-23 et 51 ; C. Saavedra Lamas, Por la Paz de las Américas, Buenos Aires, M. Gleizer Ed., 1937, p. 69-70, 125-126 et 393 ; Alberto Ulloa, Derecho Internacional Público, vol. I, 2nd. ed., Lima, Impr. Torres Aguirre, 1939, p. 4, 20-21, 29-30, 34, 60, 62 et 74 ; Alejandro Álvarez, La Reconstruccion del Derecho de Gentes –El Nuevo Orden y la Renovacion Social, Santiago de Chile, Ed. Nascimento, 1944, p. 19-25 et 86-87 ; Ph. Azevedo, A Justiça Internacional, Rio de Janeiro, MRE, 1949, p. 24-26, et p. 9-10 ; J.-C. Puig, Les principes du Droit international public américain, Paris, Pédone, 1954, p. 39 ; H. Accioly, Tratado de Direito Internacional Público, 2nd. ed., vol. I, Rio de Janeiro, IBGE, 1956, p. 32-40 ; Alejandro Alvarez, El Nuevo Derecho Internacional en Sus Relaciones con la Vida Actual de los Pueblos, Santiago, Edit. Juridica de Chile, 1961, p. 155-157, 304 et 356-357 ; A. Gómez Robledo, Meditación sobre la Justicia, México, Fondo de Cultura Económica, 1963, p. 9 ; R. Fernandes, Nonagésimo Aniversário –Conferências e Trabalhos Esparsos, vol. I, Rio de Janeiro, M.R.E., 1967, p. 174-175 ; A.A. Conil Paz, Historia de la Doctrina Drago, Buenos Aires, Abeledo-Perrot, 1975, p. 125-131 ; E. Jiménez de Aréchaga,«International Law in the Past Third of a Century», RCADI (1978), vol. 159, p. 87 et 111-113 ; L.A. Podestá Costa et J.M. Ruda, Derecho Internacional Público, 5th. rev. ed., vol. I, Buenos Aires, Tip. Ed. Argentina, 1979, p. 17-18 et 119-139 ; E. Jiménez de Aréchaga, El Derecho Internacional Contemporáneo, Madrid, Ed. Tecnos, 1980, p. 107-141 ; A.A. Cançado Trindade, Principios do Direito Internacional Contemporâneo, Brasilia, Edit. University of Brasilia, 1981, p. 1-102 et 244-248 ; Jorge Castañeda, Obras Completas – vol. I: Naciones Unidas, Mexico, S.R.E./El Colegio de México, 1995, p. 63-65, 113-125, 459, 509-510, 515, 527-543 et 565-586 ; [Various Authors,] Andrés Bello y el Derecho (Colloquy of Santiago de Chile of July 1981), Santiago, Edit. Juridica de Chile, 1982, p. 41-49 et 63-76 ; D. Uribe Vargas, La Paz es una Trégua – Solucion Pacifica de Conflictos Internacionales, 3rd. ed., Bogotá, Universidad Nacional de Colombia, 1999, p. 109 ; A.A. Cançado Trindade, O Direito Internacional em um Mundo em Transformaçâo, Rio de Janeiro, Edit. Renovar, 2002, p. 91-140 et 863-889 et 1039-1071 [Retour]
13. Lafayette Rodrigues Pereira, Principios de Direito Internacional, vols. I-II, Rio de Janeiro, J. Ribeiro dos Santos Ed., 1902-1903, p. 1 et seq. ; A.S. de Bustamante y Sirvén, La II Conferencia de la Paz Reunida en La Haya en 1907, vol. II, Madrid, Libr. Gen. de V. Suárez, 1908, p. 133, 137-141, 145-147, 157-159, et voir aussi vol. I, p. 43, 80-81 et 96 ; Epitacio Pessôa, Projecto de Código de Direito Internacional Público, Rio de Janeiro, Imprensa Nacional, 1911, p. 5-323 ; F.-J. Urrutia, «La codification du droit international en Amérique», RCADI (1928), vol. 22, p. 113, 116-117 et 162-163 ; G. Guerrero, La codification du droit international, Paris, Pédone, 1930, p. 11, 13, 16, 152, 182 et 175 ; J.-M. Yepes, «La contribution de l'Amérique Latine au développement du Droit international public et privé», RCADI (1930), vol. 32, p. 714-730 et 753-756 ; Alejandro Álvarez, «Méthodes de la codification du droit international public – Rapport», dans Annuaire de l'Institut de Droit International (1947) p. 38, 46-47, 50-51, 54, 64 et 69 ; J.-M. Yepes, Del Congreso de Panama a la Conferencia de Caracas (1826-1954), Caracas, M.R.E., 1955, p. 143, 177-178, 193 et 203-208 ; R.J. Alfaro, «The Rights and Duties of States», RCADI (1959), vol. 97, p. 138-139, 145-154, 159 et 167-172 ; G.E. do Nascimento e Silva, «A Codificação do Direito Internacional», 55/60 Boletim da Sociedade Brasileira de Direito Internacional (1972-1974) p. 83-84 et 103 ; R.P. Anand, «Sovereign Equality of States in International Law», RCADI (1986), vol. 197, p. 73-74 ; A.A. Cançado Trindade, «The Presence and Participation of Latin America at the II Hague Peace Conference of 1907», Actualité de la Conférence de La Haye de 1907, Deuxième Conférence de la Paix (Colloque du centenaire, 2007 – ed. Yves Daudet), La Haye/Leiden, Académie de Droit International de La Haye/Nijhoff, 2008, p. 51-84. [Retour]
14. Par. 18 et 12, respectivement. [Retour]
16. Par. 10-23 et 25-27. [Retour]
17. Au sujet de la conscience humaine (la conscience juridique universelle) en tant que source matérielle ultime du droit international, voir A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind – Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra n°11, chap. VI, p. 139-161. [Retour]
18. M. Bourquin, «Stabilité et mouvement dans l'ordre juridique international», Recueil des cours de l'Académie de droit international de La Haye, vol. 64 (1938), p. 472. [Retour]
19. Bin Cheng, General Principles of Law as Applied by International Courts and Tribunals, Londres, Stevens 1953, p. 291. [Retour]
20. Voir l'exposé de mon opinion individuelle joint aux deux ordonnances de jonction d'instances rendues par la Cour dans les affaires susmentionnées relatives à Certaines activités et à la Construction d'une route, par. 19. [Retour]
21. Elle a en outre insisté sur «l'égalité d'accès» à la justice (par. 37, 39, 43 et 48), sur «la notion d'égalité devant les cours et tribunaux» (par. 38 et 40), et sur la garantie de «l'égalité d'accès et [de] l'égalité des armes» (par. 39). [Retour]
22. A.A. Cançado Trindade, International Law for Humankind: Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra nº (11), chap. III, p. 85-121 et, plus particulièrement, p. 90-92. [Retour]
23. Voir R. Cordova, «El Tratado Americano de Soluciones Pacificas – Pacto de Bogotá», Anuario Jurídico Interamericano –Union panaméricaine, vol. 1 (1948), p. 11-15 et 17. [Retour]
24. Ibid., p. 11 –
«Le système institué par le pacte de Bogotá dans son ensemble a clairement pour objectif de veiller à ce qu'aucun litige et aucune controverse susceptible de mettre en péril la paix de l'Amérique ne reste sans règlement pacifique. A cette fin, le pacte a généralisé, par un engagement collectif, la juridiction obligatoire de la Cour internationale de Justice.» [Traduction du Greffe.] [Retour]
25. J.M. Yepes, «El Tratado Americano de Soluciones Pacificas (Pacto de Bogotá)», Universitas – Pontificia Universidad Catôlica Javeniana, vol. 9 (1955), p. 23-25 et 40. [Retour]
26. Ibid., p. 34 et 36. [Retour]
27. Qui ont débuté par la conférence (Congreso Anfictiónico) de Panama en 1826, suivie des conférences (réunissant un petit groupe d'Etats) de Lima (1847-1848), Santiago de Chile (1856), Lima (1864-1865 et 1877-1880) et Montevideo (1888-1889). [Retour]
28. Qui ont débuté par la conférence de Washington (1889), suivie des conférences internationales des Etats américains de Mexico (1901-1902), Rio de Janeiro (1906), Buenos Aires (1910), Santiago de Chile (1923), La Havane (1928), Montevideo (1933), Lima (1938), et Bogotá (1948), au cours de laquelle la Charte de l'OEA et le pacte de Bogotá ont été adoptés, inaugurant l'ère de l'OEA. [Retour]
29. Pour un récit et un examen de ces antécédents historiques, voir F.V. García-Amador (coord.), Sistema Interamericano a través de Tratados, Convenciones y Otros Documentos, vol. I : Asuntos Jurídico-Políticos, Washington D.C., Secrétariat général de l'OEA, 1981, p. 1-67 ; A.A. Cançado Trindade, «The Presence and Participation of Latin America at the II Hague Peace Conference of 1907», in Actualité de la Conférence de La Haye de 1907, Deuxième Conférence de la Paix (Colloque de 2007) (éd. Y. Daudet), The Hague/Leiden, Académie de droit international de La Haye/Nijhoff, 2008, p. 51-84 ; H. Gros Espiell, «La doctrine du droit international en Amérique Latine avant la Première Conférence Panaméricaine (Washington, 1889)», Revue d'histoire du droit international, vol. 3 (2001) p. 1-17. [Retour]
30. Ibid., p. 24-25.
«Avant la neuvième conférence [panaméricaine de Bogotá, en 1948], il n'existait pas, en Amérique, ce que l'on pourrait qualifier de statut de la pax americana, mais une multitude d'accords régissant, de manière fragmentée, les différents moyens de règlement pacifique… D'où la nécessité … d'élaborer un instrument unique qui … permettrait de coordonner le dispositif dans son ensemble pour en faire un corpus harmonieux, tant sur le fond que sur le plan procédural. Il est permis de considérer que le pacte de Bogotá a atteint cet objectif : un seul traité, bien construit, qui prévoit tous les cas possibles de différends entre Etats américains ainsi que leur règlement pacifique inéluctable et obligatoire constitue incontestablement un réel progrès du droit international américain …
Nous nous référons ici en particulier … à la disposition qui confère à la Cour internationale de Justice une compétence obligatoire de plein droit et sans convention spéciale à l'égard de tous les différends d'ordre juridique entre les Etats signataires.» [Traduction du Greffe.] [Retour]
31. W. Sanders, «The Organization of American States – Summary of the Conclusions of the Ninth International Conference of American States (Bogotá, Colombie, 30 mars-2 mai 1948)», International Conciliation, vol. 442 (juin 1948), p. 400. [Retour]
32. Ch. G. Fenwick, «The Pact of Bogotá and Other Juridical Decisions of the Ninth Conference», Bulletin of the Panamerican Union, vol. 82 (août 1948), p. 424-425. [Retour]
33. Voir, pour une étude générale, J.M. Yepes, Del Congreso de Panamá a la Conferencia de Caracas (1826-1954), Caracas, [Ed. Concurso M.R.E. de Venezuela], 1955, p. 29-208. [Retour]
34. Voir Ch.G. Fenwick, «The Revision of the Pact of Bogotá», American Journal of International Law, vol. 48 (1954) p. 123-126. Il y était notamment rappelé que la Bolivie et l'Equateur, entre autres Etats, avaient formulé des réserves à l'article VI du pacte (excluant des mécanismes du pacte les questions déjà réglées par voie de traité) car ils avaient à l'esprit certains «traités qui, selon eux, avaient été conclus sous la contrainte» ; ibid., p. 124. [Retour]
35. Voir Comité Juridico Interamericano, «Dictamen», in: Recomendaciones e Informes, vol. 10 (1967-1973) p. 402-403. [Retour]
36. Ibid., p. 402-403. [Retour]
37. Ibid., p. 406. Par la suite, au milieu des années 1970, le conseil permanent de l'OEA a pris acte de ce qu'aucune recommandation tendant à la réforme du pacte de Bogotá n'avait été présentée ; voir OEA/Consejo permanente, doc. OEA/Ser.G-CP/CG-628/75, du 21.11.1975, p. XI. [Retour]
38. Voir Comité Juridico Interamericano, Informes y Recomendaciones, vol. 16 (1984) p. 59 ; Comité Juridico Interamericano, Informes y Recomendaciones, vol. 17 (1985) p. 62-63. [Retour]
39. Instruments énumérés à l'article LVIII du pacte lui-même ; voir «Dictamen», in : Comité Juridico Interamericano, Informes y Recomendaciones, vol. 17 (1985), p. 65 et 95. [Retour]
40. Ibid., p. 66, 7-75 et 81. [Retour]
41. Voir ibid., p. 75. [Retour]
42. Voir OEA, doc. AG/doc.2030/86, p. 1-19 ; OEA/Conseil Permanent, doc. OEA/Ser.G-CP/CAJP-662/87 du 03 mai 1987, p. 1-5 ; OEA/Conseil Permanent, doc. OEA/Ser.G-CP/CAJP-666/87 du 11 mai 1987, p. 1-6. [Retour]
43. Voir doc. OEA/Ser.G-CP/CAJP-666/87, cité à la note nº 42 ci-dessus du 11 mai 1987, p. 3. [Retour]
44. Voir OEA/Consejo Permanente, doc. OEA/Ser.G-CP/doc.1560/85-partie II du 9 avril 1985, p. 13-23. [Retour]
45. Voir OEA/Consejo Permanente, doc. OEA/Ser.G-CP/CAJP-676/87 du 2 juin 1987, p. 13-15, et voir p. 1-12. [Retour]
46. Voir G. Leoro F., «La Reforma del Tratado Americano de Soluciones Pacificas o Pacto de Bogotá», in: OEA, Anuario Juridico Interamericano (1981), p. 43 et 77-79. [Retour]
47. Voir A. Herrarte, «Solution Pacifica de las Controversias en el Sistema Interamericano», in: OEA, VI Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Juridico Interamericano (1979), p. 220 et 225 ; E. Valencia-Ospina, «The Role of the International Court of Justice in the Pact of Bogotá», in Liber Amicorum In Memoriam of Judge J.M. Ruda (dir. publ. C.A. Armas Barea, J. Barberis et autres), La Haye, Kluwer, 2000, p. 296-297, 301 et 305-306 ; A. Bazan Jiménez, "Tratado Americano de Soluciones Pacificas – Pacto de Bogotá", Revista Peruana de Derecho Internacional, vol. 57 (2007), p. 21, 36 et 47-48. [Retour]
48. E. Jiménez de Aréchaga, «The Compulsory Jurisdiction of the International Court of Justice under the Pact of Bogotá and the Optional Clause», in International Law at a Time of Perplexity – Essays in Honour of S. Rosenne (dir. publ. Y. Dinstein et M. Tabory), Dordrecht, Nijhoff, 1989, p. 356-357. [Retour]
49. Aujourd'hui (au mois de septembre 2015) : Bolivie, Brésil, Chili, Costa Rica, Equateur, Haïti, Honduras, Mexique, Nicaragua, Panama, Paraguay, Pérou, République Dominicaine, Uruguay. (Dénonciations : Colombie, El Salvador.) [Retour]
50. Voir A.A. Cançado Trindade, «Regional Arrangements and Conflict Resolution in Latin America», in Conflict Resolution: New Approaches and Methods, Paris, UNESCO, 2000, p. 141-162 ; A.A. Cançado Trindade, «Mécanismes de règlement pacifique des différends en Amérique Centrale : de Contadora à Esquipulas-II», Annuaire français de Droit international, vol. 33 (1987), p. 798-822. [Retour]
51. Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d'une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), dont les instances ont été jointes ; Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l'océan Pacifique (Costa Rica c. Nicaragua), Violations alléguées de droits souverains et d'espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie). [Retour]
52. Pour un examen récent de cette question, voir A.A. Cançado Trindade, «Towards Compulsory Jurisdiction: Contemporary International Tribunals and Developments in the International Rule of Law – Part I», in XXXVII Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Juridico Interamericano – 2010, Washington D.C., Secrétariat Général de l'OEA, 2011, p. 233-259 ; A.A. Cançado Trindade, «Towards Compulsory Jurisdiction: Contemporary International Tribunals and Developments in the International Rule of Law – Part II», in XXXVIII Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Juridico Interamericano – 2011, Washington D.C., Secrétariat Général de l'OEA, 2012, p. 285-366. [Retour]
53. Voir, notamment, R. Casado Raigón, «La Sentencia de la CIJ de 20 de Diciembre de 1988 (Competencia y Admisibilidad de la Demanda) en el Asunto Relativo a Acciones Armadas Fronterizas y Transfronterizas (Nicaragua c. Honduras)», Revista Española de Derecho Internacional, vol. 41 (1989), p. 402-405 et 407 ; E. Orihuela Calatayud, «El Pacto de Bogotá y la Corte Internacional de Justicia», Revista Española de Derecho Internacional, vol. 42 (1990), p. 430-431, 433, 436 et 438. [Retour]
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